Nous avons sollicité Didier Delignières et Christian Couturier pour un regard croisé sur les politiques scolaires et sur les programmes disciplinaires (qui sont en train d’être réécrits).
D. Delignières, professeur des universités à la retraite, auteur de nombreux ouvrages et réflexions sur l’EPS, tient un blog sur lequel il s’exprime régulièrement sur ces sujets, C. Couturier, enseignant d’EPS retraité, ancien secrétaire national du SNEP-FSU, travaille aujourd’hui à la revue ContrePied qui propose de nombreuses pistes pour une EPS de qualité.
La politique scolaire actuelle se poursuit, même dans le brouillard actuel, et se revendique de l’impulsion donnée par G. Attal avec son « choc des savoirs ». Quelle analyse en faites-vous ?
Didier Delignières : La politique néolibérale de l’éducation vise à protéger le parcours scolaire des élites et à organiser délibérément la ségrégation scolaire. Le « choc des savoirs » n’en est qu’un avatar, destiné aux enfants des milieux populaires, qui devront s’en contenter, alors que les autres trouveront toujours matière à aller au-delà. L’EPS n’est pour le moment pas concernée, et elle a tout intérêt à rester à l’écart.
Puisse aussi l’EPS ne pas se considérer comme le dernier rempart face à la sédentarité, et se sentir obligée de s’aligner sur le « bouger à tout prix ». L’EPS ne règlera pas en 2 ou 3 heures par semaine des problèmes qui renvoient aussi à l’alimentation, à l’urbanisme, à la politique des mobilités.
Enfin, le néolibéralisme tend à favoriser la centration sur l’individu, le respect de ses aspirations, de ses talents. Soyons clairs : l’École n’est pas une agence de développement personnel. Elle n’est pas au service des envies individuelles, mais des besoins collectifs. Le pédocentrisme risque surtout de confiner chacun dans ce qu’il est, et dans ses déterminismes sociaux et familiaux. Ce qui ruine tout espoir d’émancipation.
Christian Couturier : L’École française continue de plonger dans les enquêtes internationales. La « communication » est devenue le moyen pour les gouvernants de masquer les véritables mobiles que rappelle ici Didier. Le « choc des savoirs » ne concerne aucunement les savoirs, et si choc il y a, c’est pour les enseignant·es, les élèves, les parents, la prise de conscience du démantèlement de l’École publique au nom d’une austérité ciblée. Car pendant ce temps-là l’école privée prospère, avec autour de 10 milliards de financement public, un taux d’élèves par classe inférieur à la moyenne française, un recrutement de moins en moins mixte socialement, etc.
Alors que tout montre qu’il faudrait construire du commun, pour faire société, pour faire face au communautarisme, au racisme, au masculinisme et tout ce qui conduit à des formes d’apartheid, c’est l’inverse qui s’organise, par un abandon progressif, justement, des savoirs qui constituent pourtant le chemin le plus prometteur pour que ne se concrétisent pas les risques sombres que l’on voit poindre : abandon de l’idéal démocratique, reflux de la prise de conscience écologique, ségrégation sociale maximale.
L’EPS peut-elle échapper, même partiellement, à cette politique ? C’est possible, à condition que la profession adopte massivement une posture de combat : se battre pour un investissement important dans le service public d’éducation est à bien des égards, aujourd’hui, une posture révolutionnaire.
Dans la même logique, les programmes disciplinaires sont en train d’être réécrits. Que serait selon vous un « bon » programme d’EPS ?
D. D. : Un bon programme devrait présenter en profondeur les finalités de la discipline, au-delà du paragraphe convenu sur la formation d’un citoyen cultivé, lucide et autonome. L’EPS doit explicitement contribuer à la réduction des ségrégations sociales et sexuées, à l’inclusion de tous et toutes, à la lutte contre l’individualisme en mettant en avant la solidarité et la coopération. Les programmes doivent expliquer clairement ce que cela signifie et ne pas se limiter à des déclarations générales. Les finalités de l’EPS ne peuvent rester centrées sur les problématiques disciplinaires.
Ensuite, les programmes devraient insister sur la nécessité de l’apprentissage, du dépassement de la motricité usuelle, car c’est la seule voie réelle d’émancipation que l’EPS peut offrir aux élèves. Encore faut-il que les APSA choisies offrent une matière à l’étude, qu’il y ait quelque chose à y apprendre, et pas seulement des « expériences à vivre ». C’est ce qui me fait privilégier des APSA riches d’une histoire et d’un répertoire conséquent et hiérarchisé de techniques, susceptible de susciter un engagement toujours recommencé.
Je ne pense pas nécessaire de détailler, dans toutes les APSA, les niveaux à atteindre aux étapes clés de la scolarité. On peut proposer quelques exemples, illustrant dans quelques APSA la progressivité des compétences et l’ambition des objectifs. Mais les enseignant·es, selon leurs conditions matérielles et leur propre niveau de maîtrise de l’APSA, doivent pouvoir déterminer les compétences que leurs élèves seront en mesure d’atteindre.
Ensuite, les programmes devraient insister sur la nécessité de l’apprentissage, du dépassement de la motricité usuelle, car c’est la seule voie réelle d’émancipation que l’EPS peut offrir aux élèves.
J’espère que les programmes abandonneront l’idée d’une EPS « complète et équilibrée », pour permettre aux élèves d’approfondir leur maîtrise dans quelques APSA, et d’y acquérir une réelle compétence. Je souhaite aussi qu’ils corrigent les excès analytiques des précédents, notamment en matière d’évaluation.
C. C. : J’aurais tendance à défendre l’idée inverse. Les finalités sont plutôt clairement explicitées dans nos programmes successifs et ont fait l’objet d’accords assez larges. Par ailleurs, les finalités ou les objectifs généraux n’ont jamais transformé les pratiques : entre la perspective de former des citoyens lucides, critiques, et la réalité concrète de l’enseignement, le chemin est trop long et sinueux, pour ne pas dire chaotique, pour produire des effets pratiques notables. C’est une vision descendante qui ne marche pas.
Le programme scolaire devrait faire ce que doit faire tout programme disciplinaire : identifier clairement, pour que le contrat social qu’il représente soit explicite, ce qu’il y a à apprendre, c’est-à-dire les savoirs (terme générique). Sauf à récuser l’idée même de programme, ce qu’ont fait les précédents textes (2015, 2019) en abandonnant tout repérage par APSA au profit de grandes catégories (les champs) qui ne servent à rien, à part interdire certaines APSA et en promouvoir d’autres. Cette vision renforce les inégalités en laissant les enseignants s’adapter au mieux aux conditions locales. L’identification de « ce qu’il y a à apprendre, concrètement » est un enjeu démocratique et l’affirmation d’une culture commune. C’est pour maintenir ce niveau de réflexion que nous avons produit des « programmes alternatifs » qui sont visibles sur notre site.
Par contre, je partage l’idée d’abandonner le principe d’une EPS qui ne produit qu’une myriade de cycles tout au long de la scolarité, qui ne permet jamais aux élèves de se transformer véritablement. Dès que l’élève commence à apprendre un tant soit peu, on change de cycle. Allonger les cycles, ce qui implique de réduire le nombre d’APSA programmées, est en effet une nécessité.