Une véritable refondation de l’Ecole ne peut avoir lieu sans une refondation des contenus d’enseignement. Cela passera en premier lieu par la refonte des programmes scolaires, accompagné d’une réflexion rénovée sur la ou les pédagogies mises en œuvre, pour la grande masse des enseignants. Ce sont en effet des transformations de masse qui sont nécessaires, pas du replâtrage idéologique.
Déconstruire
L’objectif annoncé de toutes les politiques scolaires depuis 30 ans est de lutter contre l’échec scolaire. Pourquoi échouent-elles, toutes ? Et pourquoi la refondation annoncée, sauf revirement de situation, va-t-elle échouer également ? Parce qu’elles sont toutes bâties sur un consensus des décideurs autour d’un cadre de pensée implicite, qui repose sur plusieurs idées qui font système. D’abord une « naturalisation » de l’échec et donc des flux scolaires : il y en a qui peuvent, d’autres non. Cette naturalisation peut être basée sur l’idéologie des dons ou sur la notion de handicap socio-culturel, les différences sexuées, la culture religieuse. Cette conception implicite ou explicite, appelle bien souvent, sauf à être cynique et clairement élitiste, une préoccupation humanitaire :
comment en sauver le plus grand nombre ? La solution immédiate est celle du décalage de curseur. Par exemple puisque l’échec repose sur une hiérarchie disciplinaire allant du plus abstrait (les mathématiques) au plus concret (apprentissage professionnel), il est logique de croire qu’il suffit de décaler le curseur vers ce qui est de l’ordre de l’action, qui s’oppose ainsi à ce qui serait de l’ordre de la pensée, pour mettre les élèves, enfin, en réussite. On peut suivre cette même logique dans les savoirs eux- mêmes, par exemple en déplaçant le curseur du complexe, vers le simple. Ces façons de penser tirent alors l’Ecole vers un utilitarisme qui n’est jamais remis en cause : au moins, que ceux qui ne réussiront pas aient quelques outils immédiatement utiles dans la vraie vie !
Le cas de l’éducation physique et sportive est, sans doute parce que le corps est en jeu, peut- être assez éclairant : si tous les élèves ne peuvent réussir, considérant qu’une part de la réussite repose sur « les bons gènes », alors il faut retirer des contenus tout ce qui renvoie aux capacités générales (endurance, détente, coordination…), et à la technicité élaborée, d’autant plus que le temps d’apprentissage est limité. Que reste-t-il ? Bouger ! C’est la recommandation sociale d’aujourd’hui, reconnue par les milieux médicaux, européens, etc. : bouger au moins une demi-heure par jour. Donc l’Ecole devrait, à minima, « faire bouger » tout le monde, c’est bon pour la santé. C’est la logique du socle.
Démocratiser
Première étape : l’EPS s’est très tôt dans son histoire moderne, fixé comme objectif celui de la démocratisation. Mais il s’agissait de la démocratisation de l’accès aux pratiques physiques et sportives, d’une « mise en contact », d’une initiation, grâce à l’Ecole aux pratiques sportives. Ce processus s’est fait sur la base d’une complexification de l’offre de formation et non d’une simplification. Dans un premier temps, au cours des années 70, l’introduction progressive puis massive des sports collectifs en EPS a constitué la principale source de dépassement des contenus « de base » en vogue alors : courir, sauter, lancer, nager… Cette ouverture a permis à de nombreuses générations de se familiariser avec les jeux sportifs collectifs, ce qui était à l’époque réservé à quelques-uns et particulièrement aux garçons.
Une deuxième phase, dans ce registre de démocratisation, a eu lieu dans les années 90 avec l’introduction, des activités physiques artistiques (danse et arts du cirque plus tard) et des activités de pleine nature (l’escalade et la course d’orientation principalement). Là encore, ce sont des activités extrêmement complexes qui requièrent une implication totale de la personne, qui sont en jeu et non des activités simples (psycho-motrices) ou utilitaires.
Changement de cap dans la période la plus récente de notre histoire : à partir du constat de l’échec d’une majorité de filles en EPS, particulièrement celles de LP, l’institution a forcé la mise en place d’un nouveau champ des APSA : les activités de fitness. Le déploiement des forces d’encadrement (IPR) est sans précédent dans notre discipline pour imposer ces activités à tous. Mais il faut constater que ces activités sont pauvres sur le plan technique, sur le plan émotionnel, sur le plan de l’imaginaire… Autrement dit, pour les élèves en échec en EPS, on diminue les ambitions pour entretenir prioritairement le système cardio-vasculaire. Nous sommes dans la logique du socle utilitaire. C’est une politique assumée puisque lorsque certaines de ces activités, comme le step, se sportivisent, c’est-à-dire rentrent dans une activité humaine de rencontre et de complexification technique, l’institution en refuse le traitement didactique.
Emanciper
Reconstruire, refonder ? Oui mais alors sur quelles bases ? Rien de notable ne se fera selon nous sans s’atteler à l’utopie concrète de viser 100% de réussite, sans baisser les exigences. Car si l’EPS a participé à la démocratisation de l’accès aux pratiques, elle n’a pas fait la preuve, loin de là, de sa capacité à viser un haut niveau pour tous et toutes. La nouvelle étape doit passer par un double travail : l’identification des savoirs significatifs ou révélateurs des pouvoirs d’action et de pensée requis dans une activité donnée, et les conditions de l’accès de tous et toutes à ces savoirs. Ce double travail créera, ou pas, les conditions d’une réelle émancipation.
Reconstruire, refonder ? Oui mais alors sur quelles bases ? Rien de notable ne se fera selon nous sans s’atteler à l’utopie concrète de viser 100% de réussite, sans baisser les exigences.
Prenons l’exemple du football. Est-ce former un citoyen éclairé que
de passer à côté de ce que les sociologues appellent un « phénomène social
total » ? Le rôle des programmes, dans une perspective émancipatrice, est de
faire accéder chacun-e, par l’exercice et l’échange, à l’acquisition d’un
niveau significatif de culture, permettant et d’agir et de penser dans de
nouveaux registres qui donnent plus de pouvoir d’agir à chacun-e. Comprendre le
phénomène football, y compris de façon critique, suppose de connaitre, de près,
ce que veut dire « jouer au football », ses ressorts physiques, émotionnels,
relationnels, imaginaires…
Or, notre institution fait un choix qui ne permet pas cela. Elle constate que les notes au bac en sport collectif, particulièrement pour les filles, ne sont pas très bonnes. Elle encourage donc l’abandon de ceux-ci, en s’appuyant sur les déclarations des filles disant ne pas aimer les sports collectifs ! C’est un peu comme si l’on disait : les garçons (élément statistique connu) sont en échec en lecture, en plus ils disent ne pas aimer lire, donc proposons leur autre chose à la place…
Nous prônons une autre solution : formons les enseignant-es, en appui sur la recherche, pour leur permettre d’identifier mieux l’essentiel de ce qu’il faut acquérir en sport collectif dans le cadre de l’école.
En effet, si les passes, les dribbles, les tirs sont des savoir-faire importants, ils n’ont de sens que rapportés à ce nous appelons dans notre jargon « la lecture du jeu », qui débouche sur la capacité à faire le bon choix dans un rapport de force qui se déroule à un moment « t ». Ce savoir est extrêmement complexe et constitutif du sport collectif, du niveau débutant au plus haut niveau sportif. Ce qui change, ce sont les ressources mise en œuvre pour résoudre ce problème. Ces ressources sont de plusieurs ordres : le potentiel « athlétique », la maitrise de soi (contrôle émotionnel), l’exécution motrice (les habiletés), la prise d’information, la prise de décision, et les valeurs et motifs d’agir.
L’enjeu démocratique n’est donc pas de renoncer à enseigner les sports collectifs, mais bien d’annoncer un « Tous capables » en sports collectifs ! Cela signifie alors concrètement d’être tous « marqueurs » (la capacité à tirer au but), tous « traverseurs » (la capacité à traverser le terrain ballon en main ou au pied sans le perdre), tous « gardien de but » (la capacité à être le dernier rempart dans l’action de tir de l’adversaire), tous « voleur de ballon » (la capacité à chercher à prendre le ballon à l’équipe adverse). Mais cela ne suffit pas. L’école a comme mission l’obligation de faire accéder l’élève à la compréhension de ses actes. L’EPS ne peut donc se contenter de « faire faire ». En quoi fait-elle comprendre ?
Les sports collectifs sont probablement les activités physiques qui ont le faisceau de règles du jeu le plus complexe. Ces règles ont été historiquement construites pour que le jeu existe et perdure. L’existence de règles, permettant à tout le monde de jouer, est d’abord la traduction d’une volonté d’universalité. Sans quoi les jeux auraient pu rester locaux, non partageables. Cet universalisme est ainsi une valeur construite, mais vivante puisque ces règles évoluent régulièrement. Contrairement à la représentation commune, elles ne sont pas des interdits auquel il convient de se soumettre, mais elles définissent le droit des joueurs : les sports collectifs sont des zones de droit et non des zones de non-droits !
Prenons un exemple, en football (sport collectif le plus partagé sur l’ensemble de la planète) : un « tacle par derrière » est sanctionné par une exclusion. Il s’agit de l’action d’un défenseur qui cherche à retirer le ballon du pied du porteur de balle et occasionne généralement sa chute stoppant ainsi le cours de l’action. Le défenseur arrivant derrière lui, le porteur du ballon ne peut rien anticiper. Cette action est donc dangereuse. Cette règle, introduite tardivement dans l’histoire du foot, porte en elle plusieurs intentions : respecter l’intégrité physique du joueur (limitation de la violence), permettre la continuité du jeu (qui était souvent interrompu à cause de ces actions) et laisser l’avantage à celui qui, grâce à son habileté, a réussi à échapper aux adversaires directs.
Il y a donc, d’une certaine manière,
trois « valeurs » contenues dans cette mesure réglementaire : le respect de l’adversaire, l’idée que le jeu doit « vivre » et une reconnaissance de la supériorité technique acquise. Toutes les règles peuvent être analysées ainsi et contiennent des valeurs. Lorsqu’on travaille avec les élèves, on peut soit leur annoncer le règlement comme une suite d’interdits à respecter, ce qui pourrait se solder par une simple éducation à la docilité, soit leur faire travailler le sens de ces règles en construisant, avec eux, le pourquoi de ces règles au fur et à mesure que les problèmes se posent sur le terrain : comment faire vivre l’équilibre du rapport de forces entre les attaquants et les défenseurs, nécessaire pour conserver l’incertitude du résultat et l’intérêt du jeu, le respect de l’adversaire, la complexification du jeu, etc.
Une pédagogie de la controverse
Tous les savoirs, quelle que soit leur nature, scientifique, pratique, expérientielle … se sont construits sur la base de controverses. Ils sont le fruit d’un débat (parfois même violent) entre Humains. L’école a tendance à les présenter comme des évidences. L’approche par compétence, dans sa très mauvaise déclinaison actuelle, renforce ce processus : centré sur la dite compétence, on ne questionne ni la tâche, ni les savoirs en jeu. Or c’est le cœur de la problématique de l’émancipation que de comprendre les enjeux. Restons sur notre exemple du football : un débat existe aujourd’hui sur l’introduction ou non de l’arbitrage vidéo pour éviter les erreurs de l’arbitrage humain. Cela fait 10 ans que des controverses techniques, éthiques, philosophique (faut-il évincer l’Humain au nom d’une prétendue objectivité ?) existent et empêchent la prise de décision. Imaginons que demain on institue une nouvelle règle stipulant les cas de recours à la vidéo. Qui se souviendra des 10 ans de débats passionnés et passionnants qui ont abouti à cette nouvelle donnée qui deviendra vite « évidente » ?
L’Ecole devrait être le lieu d’accès au patrimoine des controverses … si l’on souhaite former des citoyens lucides et critiques.
Dans la mise en situation et la mise en scène des contenus d’enseignement, cela demande d’introduire des formes de travail nouvelles. Par exemple dans les sports collectifs, des collègues, appuyés sur une équipe de recherche, introduisent le « débat d’idée » comme constitutif de l’apprentissage. Sans tomber dans l’excès qui consisterait à passer le cours à discuter, ce qui poserait problème en EPS, ils instaurent des séquences courtes, avec des questions précises, sur le jeu et son évolution dans la classe. C’est une manière de faire vivre pratiquement, par les élèves, le débat sur l’application de telle ou telle règle, le mode d’organisation de l’équipe, la stratégie provisoire à adopter, ce qu’il faut travailler pour améliorer le résultat… plutôt que de leur dire que « c’est comme ça qu’il faut faire »… en espérant qu’ils comprendront tout seuls.
Pour terminer, nous voyons que pour que l’école change vraiment, l’idée même de « bonnes pratiques » qu’il suffirait de copier n’a aucun sens. En premier lieu, la question du choix des savoirs à transmettre est déterminante et ne doit pas être dissociée des méthodes, ensuite la formation des enseignant-es l’est tout autant. Ils et elles doivent avoir accès aux fondements des savoirs, aux controverses qui ont traversé leur construction, aux ressources que les élèves doivent mobiliser pour se les approprier, etc… C’est à ce prix que la France pourra enfin, réduire les inégalités, et cesser de les aggraver…