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La « matrice disciplinaire » : un outil censé répondre aux questions de l’EPS ?

© Guillaume Buisson
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L’EPS, toujours un combat !

Le SNEP vient d’organiser un séminaire sur l’identité de l’EPS, la matrice disciplinaire, les compétences, les classifications. A cette occasion, le CEDREPS nous a sollicités pour répondre à la question : pourquoi le SNEP s’intéresse t-il à la « matrice disciplinaire » ? La réponse est simple mais demande des explications : la conception de l’EPS est une lutte incessante, théorique et pratique, pour en faire une discipline scolaire, composante fondamentale du développement de chaque élève.

1.  D’abord des questions professionnelles

Le prof d’EPS, dans tel lycée, s’étonne de devoir viser un niveau 4 en Hand-ball alors qu’il a la moitié de sa classe de 2°C qui débute et n’en a jamais fait ; il s’étonne aussi de ne pouvoir proposer un menu au BAC avec le badminton et le rugby au prétexte que ces deux activités sont regroupées dans la même « compétence propre ». Le prof d’EPS, dans tel collège, ne comprend pas pourquoi l’athlétisme est devenu non plus une APSA mais une multitude d’APSA (javelot, etc.) alors que la gymnastique, elle, est restée indivisible. Il ne comprend pas non plus pourquoi cette gymnastique sportive est dans le même groupe que la danse au nom du fait qu’on « se montre », vu et jugé par ses pairs.

Ce prof d’EPS, réuni avec les autres coordonnateurs, ne voit pas pourquoi on fait un tel tintouin autour de la « CP5 » comme si ça allait « sauver l’EPS ». Sauver de quoi ? Tel enseignant, sollicité par questionnaire par le Centre EPS et Société, pose la question :

« La voile va- t-elle remplacer le canoë dans les prochaines propositions d’activités du programme EPS ? Comment programmer la CO de niveau 2 si on n’a ni parc, ni carte alentour ? ». On pourrait multiplier ainsi les questions quotidiennes qui se posent aux enseignants d’EPS : faut-il faire du badminton à l’école primaire, de la gym au lycée … ?ses pairs. Ce prof d’EPS, réuni avec les autres coordonnateurs, ne voit pas pourquoi on fait un tel tintouin autour de la « CP5 » comme si ça allait « sauver l’EPS ». Sauver de quoi ? Tel enseignant, sollicité par questionnaire par le Centre EPS et Société, pose la question : « La voile va- t-elle remplacer le canoë dans les prochaines propositions d’activités du programme EPS ? Comment programmer la CO de niveau 2 si on n’a ni parc, ni carte alentour ? ». On pourrait multiplier ainsi les questions quotidiennes qui se posent aux enseignants d’EPS : faut-il faire du badminton à l’école primaire, de la gym au lycée … ?

Mais il faut également engager l’avenir et réfléchir sans tabou, par exemple, à d’autres types de polyvalence que celle qui prévaut aujourd’hui, à d’autres conceptions des apprentissages, à d’autres organisations de l’EPS et à considérer que le temps est venu, pour une nouvelle ambition disciplinaire. Le temps est à la réflexion, pas à l’imposition d’une façon de faire. Aucune de ces questions n’est véritablement nouvelle. Mais alors que les avancées de la pratique et des débats sur l’EPS, basée sur 20 ans de controverses, auraient dû déboucher sur des programmes disciplinaires consensuels, dans les faits, la compréhension de la discipline EPS, version officielle, n’est pas au rendez-vous.

En fait l’enseignant d’EPS ne comprend pas ce que l’administration et l’IG appellent « la matrice disciplinaire » avec une telle certitude que ça en devient caricatural : une finalité, trois objectifs, quatre ou cinq compétences, sorte de slogan publicitaire choc qui suffiraient à rendre « intelligible » l’EPS, à en offrir les fondements et à la structurer. L’institution pédagogique, dans un grand élan d’autocongratulation, annonce partout qu’enfin, grâce à ses nouveaux programmes, il y a une « matrice » unique du primaire au lycée, et qu’enfin l’EPS est compréhensible, cohérente, lisible.

La fonction de cette contribution est de déconstruire ces croyances et d’envisager une conception alternative de l’EPS. Nous terminerons par quelques propositions de réflexion. Mais nous voulons d’abord répondre à la question posée par le CEDREPS : pourquoi le SNEP s’intéresse t-il à la notion de « matrice disciplinaire ». Pour une raison essentielle : le SNEP est un acteur incontestable de l’histoire de la discipline.

2.  Le SNEP, acteur incontestable de l’histoire de la discipline

Tous les historiens de l’EPS sont bien obligés de le constater. Mais il arrive fréquemment de citer le SNEP en oubliant parfois sa nature pourtant bien singulière dans le champ du syndicalisme national et international. Le « syndicat national de l’éducation physique » depuis qu’il existe est un syndicat disciplinaire, le syndicat de la discipline EPS. C’est ce qui l’a toujours amené à lier intimement défense corporative de la profession (conditions de travail, affectations, recrutements, salaires, retraites, …) avec la défense et le développement de la discipline EPS et du sport scolaire.

Par ailleurs, en tant que syndicat majoritaire et reconnu, au sein d’une fédération de fonctionnaire elle-même majoritaire, il siège au Conseil Supérieur de l’Éducation, là où se discutent les textes qui régissent en particulier les contenus et l’organisation des disciplines. C’est donc à ce double titre qu’il doit, pour simplement « faire son travail », s’occuper de tout ce qui touche à la question disciplinaire et aux contenus d’enseignement. Cette responsabilité et cette expérience, riche, longue et collective l’amène, même si certains lui contestent ce droit, à exercer une certaine vigilance permanente dans les débats institutionnels qui touchent à l’image et l’objet de l’EPS.

Le SNEP a donc construit un projet pour l’EPS à partir d’un principe : c’est dans l’accès à la culture que se construit une possible émancipation. C’est le sens de l’intérêt que nous portons aux programmes comme moyen de rendre explicite et partageable le contenu concret de la culture commune scolaire que l’institution doit garantir. Il s’agit donc de faire que chaque élève réussisse son entrée critique dans la culture scolaire des APSA, sache donc explicitement ce qu’il va devoir apprendre, ce qu’il devra faire pour apprendre, atteigne des performances scolaires significatives de chaque discipline sportive ou artistique abordée. Nous parlons même, pour tous, d’un droit fondamental d’accès à la performance (dans toutes les disciplines) comme condition du développement de chacun et chacune, comme moyen de devenir un être social et de culture, bref un être humain. Comme l’a rappelé Y. Clot, lors de la conférence inaugurale du colloque 2012 de l’ARIS1, c’est même la condition de la santé au sens le plus fort du terme.

Nous parlons même, pour tous, d’un droit fondamental d’accès à la performance (dans toutes les disciplines) comme condition du développement de chacun et chacune, comme moyen de devenir un être social et de culture, bref un être humain.

Mais nous confions aussi à l’EPS une autre mission, celle, à partir de la réussite de chacun en EPS, de pouvoir se construire comme un citoyen/acteur lucide du mouvement complexe des sports et des arts, d’être en capacité personnelle de s’inscrire dans la dynamique d’une culture démocratisée et émancipatrice.

Voilà en quelques mots ce qui fonde les valeurs qui nous animent et le projet qui nous guide. Nous ne masquons rien. Tout est discutable, mais tout est « sur la table ». Nous aurions intérêt à ce que tous les acteurs de l’EPS fassent l’effort de clarifier le fond des idées qui les organise car parler de « matrice » consiste d’abord à dévoiler ce qui est trop implicite.

Quelle est donc cette « matrice » qui existe aujourd’hui dans nos programmes ?

3.  La notion de « matrice disciplinaire », répond-elle aux questions de l’EPS ?

La pensée institutionnelle se résume ainsi par le Doyen de l’Inspection Générale2 : « L’EPS vient de se doter d’un cadre disciplinaire commun de l’école au collège et aux lycées permettant, enfin, d’envisager la mise en place d’un véritable curiculum de formation (…) ce cadre, organisateur d’un curriculum de formation, véritable matrice disciplinaire, invite à confronter les élèves à… ». La définition est troublante : ainsi le « cadre » d’écriture est la matrice.   Et l’insistance sur le mot « véritable » tend à disqualifier celles et ceux qui auraient une autre approche.

Pour approfondir la question, nous avons organisé un séminaire de travail sur ce sujet (10 et 11 mai 2012). Michel Develay pour introduire la réflexion a précisé la notion de matrice : c’est une notion d’ordre épistémologique et sociologique qui se rapproche de celle de « paradigme », ou encore de modèle. Ce n’est donc pas un cadre simpliste mais plutôt un mélange de connaissances, conceptions, idéologies…

qui aboutissent à un moment donné à une conception majoritaire ou consensuelle de telle discipline. A partir d’exemples pris dans d’autres disciplines que la nôtre, il montre que les changements de matrice correspondent à des changements de « paradigmes » (les « maths  modernes » ont constitué par exemple un changement de matrice, qui n’a d’ailleurs pas duré).

Suite à l’intervention de M. Develay, nombreux ont été ceux qui ont pu formuler les premières contradictions à la vision officielle :

  • Le travail sur la matrice peut sans doute être utile dans le cadre d’une réflexion préparatoire à l’écriture de nouveaux programmes, il peut donner la signification retenue de la discipline. L’intérêt d’une telle réflexion est de conduire à un consensus.
  • Ensuite la notion elle-même n’a pas d’intérêt dans le cadre même de l’écriture des programmes. Si elle apparaît en EPS avec autant de force et de prétention c’est justement pour masquer l’absence de consensus en s’opposant même aux forces majoritaires. Alors on l’installe comme une vérité scientifique pour clore administrativement le débat. La construction des programmes est un chantier démocratique qu’il faut rouvrir. C’est vrai  pour toutes les disciplines, le SNEP, le SNES et le SNUEP, syndicats du secondaire, ont lancé un appel dans ce sens.

Pour continuer notre exploration, nous avons ensuite abordé la notion de compétence, intimement liée à celle de matrice dans nos textes officiels.

4.  Les compétences : un pouvoir d’attraction quelque peu usurpé !

La question des compétences a changé de nature ces dernières années. En devenant l’axe central du socle commun et de la loi Fillon de 2005, elles sont devenues un objet politique à part entière. Des auteurs (Christian Laval, Nico Hirtt…) ont largement montré comment elles viennent servir, non pas un projet éducatif humaniste, mais un projet au service du patronat en troquant l’employabilité » contre les qualifications qui sont un obstacle à la baisse des salaires.

Mais, pour en rester à une définition plus rigoureuse de la notion de compétence, Patrick Fargier, maitre de conférences à l’UFRSTAPS de Lyon a introduit un débat riche et intéressant. Il en ressort deux idées partagées par les participants : la notion de compétence est une notion un peu fourre-tout qui, à ce titre, ne peut prétendre à rendre intelligible une discipline qui s’appuierait exclusivement sur elle. La comparaison avec les autres programmes des disciplines de l’enseignement général est éclairante. La plupart ont tenté de minimiser l’imposition faite par le ministère et elle ne dépasse guère l’affichage de quelques titres ou sous-titre (voir sur le site du ministère les programmes de français, de math…). Chez nous il en va tout autrement, la notion est utilisé pour presque tout puisque nous avons eu les compétences propres, les compétences méthodologiques et les compétences dites « attendues », ce qui pose évidemment des problèmes de cohérence. Les « compétences propres » en fait classifient des APSA qui elles-mêmes ciblent des « compétences attendues ». Les compétences « méthodologiques et sociales », elles, ne dépendraient pas des APSA, laissant croire que « se mettre en projet » (programme collège 2008) serait une compétence transversale à toutes les APSA et donc à travailler comme tel. Comment suivre de telles propositions et laisser croire que s’engager de façon délibérée dans un projet technique en natation ou en danse serait une expérience identique.

A titre d’exemple, voici une phrase tirée du projet de note de service sur le diplôme national du brevet (DNB) proposé par la Degesco pour consultation (Direction générale des enseignements scolaires, avril 2012) : « A l’issue de la scolarité au collège, chaque élève doit avoir atteint le niveau 2 des compétences attendues par le programme dans chacune des 4 compétences propres à l’EPS. Au cours de l’année de troisième, parmi les évaluations réalisées à partir des activités physiques sportives et artistiques (APSA) représentant autant que possible les quatre compétences propres à l’EPS, la note d’EPS au DNB résulte des évaluations effectuées dans trois APSA relevant de trois compétences propres à l’EPS ». Donc on atteint des niveaux dans des compétences qui elles-mêmes relèvent d’autres compétences, et on note en évaluant dans des APSA qui relèvent elles-aussi de compétences… Il s’agissait certes un projet non abouti puisque soumis à consultation, mais cette forme d’écriture montre à l’évidence sa faiblesse théorique. Aucune discipline ne s’est risquée à tomber dans un tel jargon. Et encore faut-il rajouter les compétences du socle qui elles, soi-disant, ne sont pas disciplinaires. Tout cela n’est pas bien sérieux.

Ces dérives ne doivent pourtant pas nous faire oublier que le SNEP dans les années 90 s’est battu pour que l’on puisse fonder le travail des élèves sur le développement de compétences spécifiques à chaque APSA programmée, dont on n’a pas besoin de dire qu’elles sont propres à l’EPS : qui irait le contester ? L’acquisition de compétences devait bien montrer, à l’époque, qu’en EPS c’est en développant chez les jeunes des pouvoirs d’agir dans des situations complexes que sont les différentes pratiques d’APSA que peuvent se construire des capacités plus générales.

La notion de compétence devrait donc être circonscrite à ce qu’il est convenu d’appeler « les compétences attendues », car elles correspondent à la définition couramment admise : elles renvoient à la résolution d’un problème complexe, elles sont liées à une tâche elle-même complexe et donnent les éléments d’une évaluation de la performance (au sens de prestation) efficace.

Ces dérives ne doivent pourtant pas nous faire oublier que le SNEP dans les années 90 s’est battu pour que l’on puisse fonder le travail des élèves sur le développement de compétences spécifiques à chaque APSA programmée, dont on n’a pas besoin de dire qu’elles sont propres à l’EPS : qui irait le contester ?

Mais le cœur de la politique actuelle, en EPS, n’est pas sur ce registre. Le registre est celui du détournement de la notion de compétence, propres pour l’occasion, pour en faire une classification qui, d’outil au service de la profession, devient un principe organisateur de l’EPS.

5.  Les classifications : permanences et ruptures

Un autre temps fort du séminaire a été l’intervention de Thierry Terret, historien bien connu dans notre milieu. Il a montré notamment, avec un retour sur différentes phases historiques, que les classifications en EPS relèvent toujours d’un bricolage professionnel et non scientifique et tentent d’agencer de façon plus ou moins heureuse ce qui vient de l’objet (les APSA, leur sens, leur logique, le contexte politique et social…) et de l’élève (conduites, attitude, mobiles d’agir…). Il en a donc conclu qu’il y avait probablement plus de permanence qu’on pourrait le croire en apparence.

Lors du débat qui a suivi et qui s’est évidemment concentré sur le présent, tout le monde a convenu que la classification proposée actuellement (et qui ne dit d’ailleurs pas son nom) ne fonctionnait pas et ne répondait pas, justement, aux enjeux professionnels. Jamais une « classification » à l’œuvre dans les textes officiels n’avait fait aussi peu consensus que l’actuelle. C’est une rupture.

Il faut donc, c’est ce que nous disons depuis longtemps, revoir cette question qui n’est pas anodine. Elle est même première puisque c’est avec cet outil que nous allons « distribuer » les cycles d’APSA, à moins, étape ultime du processus actuel, qu’on en vienne à l’illusion d’enseigner directement des « compétences propres » (tentation déjà entendue dans certains discours.). Rappelons à ce sujet que lors de la précédente opération programme (lycée et lycée professionnel) au début des années 2000, le SNEP et le groupe d’experts présidé par G. Klein avaient d’un commun accord inscrit dans les programmes l’exigence d’un travail.

Si nous faisons un rapide bilan de trois demi-journées de travail lors de notre séminaire, avec trois interventions d’universitaires reconnus, on peut dire que l’appréciation qui peut être faite de l’étape actuelle n’est guère brillante :

  • Nos textes n’utilisent pas la notion de matrice de façon pertinente. Michel Develay nous a par ailleurs précisé que plusieurs matrices cohabitent probablement en même temps chez nous (une discipline du corps, une discipline des conduites motrices, une discipline de transmission culturelle…). Ce qui aurait dû être central, c’est d’instruire un débat collectif pour lever les implicites, les ambigüités et s’accorder sur un consensus pour un temps donné.
  • La notion de compétence est actuellement utilisée à mauvais escient et devrait seulement l’être pour rendre compte de ce qui est « attendu » dans une situation donnée, dans une APSA.
  • Les « compétences propres » (qui ne sont ni des compétences, ni propres à l’EPS) sont aujourd’hui l’instrument qui organise l’EPS avec des objectifs discutables. Il est étonnant de constater que le soutien le plus fort à cette démarche vient d’organisations ouvertement « anti-APSA » (c’est en tout cas le sens de leurs déclarations au Conseil Supérieur de l’Éducation). On s’interroge alors légitimement sur cet accord.

En clair les principes qui fondent l’écriture de nos programmes actuels (compétences attendues mises à part pour l’instant qui sont la seule vraie avancée, même si certains énoncés sont discutables), sont balayés d’un côté par la réflexion rigoureuse, de l’autre par les pratiques professionnelles qui ne s’accordent pas avec le discours. Un collègue à la fin du séminaire a donc légitimement posé la question : ça sert à quoi tout ça ?

Avant de répondre à cette redoutable question, nous avons souhaité interroger une autre discipline pour connaître ses problèmes du moment et mesurer la distance et la proximité des problématiques avec les nôtres. Il ne faut pas rester exclusivement centré sur l’EPS.

6.  Quels problèmes dans d’autres disciplines ? Le cas des SVT

Christian Orange, professeur des Universités, didacticien spécialiste de SVT, a répondu à nos questions suivantes :

La notion de matrice disciplinaire est-elle utilisée et travaillée en didactique des SVT ?

Réponse (R.) Ce n’est pas une préoccupation centrale. En tout cas nos programmes n’y font pas du tout référence. Je pense que ce n’est pas une notion très facile à utiliser en recherche. Ou bien on y met beaucoup de choses pour décrire la totalité de la discipline, et ce n’est jamais fini, ou bien c’est lapidaire et caricatural, comme ça semble être le cas chez vous… Par contre ce peut être un outil de formation pour répondre à la question : c’est quoi ma discipline ?

Quels sont les problèmes sur lesquels vous travaillez ?

R. On peut définir les SVT comme l’étude de systèmes matériels complexes. Il y a un enjeu fort pour le développement de la pensée des élèves. Nous tentons de comprendre ce que ça signifie du point de vue de l’activité de l’élève et quel est le raisonnement particulier auquel ils doivent accéder.

Actuellement on subit le contrecoup des évaluations de type PISA à qui l’on fait dire que les élèves français ne savent pas utiliser les savoirs appris en sciences pour résoudre des problèmes quotidiens. On nous propose alors de faire travailler les élèves sur des tâches complexes plaquées sur de fausses situations réelles et on pense que ça suffit. Cela aboutit également à toutes les « éducations à … » (la santé, au développement durable…) ; on parle, dans notre équipe, « d’anthropisation » des programmes, c’est à dire des programmes tournés vers l’Homme. Cela semble aller de soi mais cette forme d’utilitarisme peut vite devenir un obstacle à la pensée et au raisonnement que l’on veut que les élèves construisent, car pour cela il faudrait faire des détours …

Actuellement on subit le contrecoup des évaluations de type PISA à qui l’on fait dire que les élèves français ne savent pas utiliser les savoirs appris en sciences pour résoudre des problèmes quotidiens.

Je vais donner un exemple simple : la nutrition. « L’anthropisation » consiste alors à faire croire que les connaissances de biologie apportées à l’élève peuvent lui servir au quotidien. Or il y a très peu de connaissances scientifiques qui peuvent apporter de vraies indications sur la façon de se nourrir. Les données sur le sujet nous viennent essentiellement des statistiques des assurances américaines, donc ne sont pas vraiment liées à des savoirs scientifiques sur le fonctionnement de notre corps. Donc tout ça pourquoi ? Pour conseiller au bout du compte qu’il faut manger modérément et un peu de tout… En fait, pour penser, il faut justement sortir du quotidien. L’utilitarisme ne permet pas d’accéder à une pensée scientifique…

Comment posez-vous la question de l’unité et de la cohérence de votre discipline, composée de plusieurs sciences (géologie, biologie) ?

R. Ce n’est pas un vrai problème, car il y a une véritable unité épistémologique. La didactique des SVT se décline en didactique de la géologie, qui se décline elle-même en didactique de champs plus pointus. C’est un emboîtement. Ce qui crée le lien, c’est que le biologie et la géologie étudient les systèmes selon une double approche : l’une fonctionnaliste et l’autre historique. Fonctionnaliste pour expliquer les mécanismes des fonctionnements actuels des systèmes vivants ou géologiques ; historique, pour comprendre comment ces systèmes se sont formés au cours de l’histoire de la  Terre. »

Ces quelques réponses nous indiquent que la comparaison avec les autres disciplines est toujours salutaire parce qu’elle nous donne d’autres pistes de réflexions que celles dans lesquelles on peut avoir tendance à s’enfermer. En plagiant les SVT, on pourrait dire que la diversité des APSA n’est pas un véritable problème. Pour une part, le lien ou la cohérence se fera par un

type d’approche de nature anthropo-technique… parce que l’activité technique est le centre de gravité de l’EPS, à condition qu’elle soit replacée dans son contexte anthropologique qui lui donne sens. On pourrait dire également que la réorientation vers les éducations à ou pour (la santé…), détourne la discipline de ses responsabilités premières…

Nous avons voulu faire ce détour, critique et théorique, pour montrer que les évidences que l’on nous somme d’accepter n’en sont pas. En tout cas, elles se discutent. Et c’est justement pour discuter que nous affichons celles du SNEP clairement. Il faudrait développer longuement, mais nous en rappelons ici principales caractéristiques.

7.    Revenir à l’essentiel : faire réussir toutes et tous, dans l’accès à une culture physique sportive et artistique

Les 4 points-clé de notre conception de l’EPS (laissons de côté le mot « matrice », ce qui importe c’est d’élucider ce qui fonde les points de vue) peuvent être ainsi résumés.

1/ Nous ne pouvons travailler les nécessités de l’EPS, au quotidien, sans annoncer clairement le projet qui nous anime et dont cette citation est le reflet : « Sortir de la place qui nous a été assignée par les conditions sociales, le genre, quelquefois par notre culture d’appartenance, les accidents de la vie, le handicap… Et c’est d’abord de cette manière qu’il faut comprendre ce qu’est l’émancipation » 3

Ce projet large, humaniste, paraitra évident à tout le monde sans doute, mais il est important de rappeler que sa mise en œuvre est extrêmement difficile, tant les forces qui poussent à la résignation et à la domination sont puissantes, tant la « domestication » des êtres est au cœur de notre société. A contrario, nous voulons « permettre à chacun de parcourir ce chemin qui conduit de l’assujettissement à la puissance d’agir » 4

2/ On ne pourra réaliser cet objectif en fuyant nos responsabilités, que ce soit vers le « socle » ou toutes les transversalités proposées ou imposées à l’EPS au fil de l’histoire. On ne pourra le réaliser qu’en s’appuyant sur ce que peut et doit apporter l’EPS à chacun : l’occasion de faire un véritable « travail culturel » ancré sur l’expérience des APSA. C’est J. Bruner qui, en 1996, en avait parfaitement donné les contours 5. Par ailleurs, comme l’a dit plusieurs fois Alain Hébrard, ancien doyen de l’IG, les APSA sont notre matière. S’éloigner de ce postulat, c’est affaiblir l’ancrage de l’EPS auprès des jeunes et courir sans cesse après des justifications que ni les élèves ni les parents ni les politiques ne demandent.

3/ Le cœur de l’activité sollicitée dans ce travail culturel, est une activité « technique ». Construire, reconstruire des solutions adaptées, efficaces, efficientes pour jouer aux jeux et défis sportifs et artistiques que l’humain s’est fabriqués pour se développer, tel est le projet que l’on doit proposer à l’école pour toutes et tous. Chaque pouvoir nouveau ainsi acquis est une « petite émancipation » qui nous révèle, à nous-mêmes et aux autres. Car l’éducation ne peut-être un acte autoritaire. Lorsqu’il l’est, d’ailleurs, nombreux sont ceux qui résistent. Plus fondamentalement c’est un acte d’autorisation : apprendre pour s’autoriser à agir.

Construire, reconstruire des solutions adaptées, efficaces, efficientes pour jouer aux jeux et défis sportifs et artistiques que l’humain s’est fabriqués pour se développer, tel est le projet que l’on doit proposer à l’école pour toutes et tous.

4/ Apprendre, dans une APSA, du football au step, n’est jamais un acte isolé, strictement individuel. Le mobile de chacun est un dialogue avec l’environnement proche (famille, relations, implantation géographique…) C’est un dialogue aussi, à distance, avec celles et ceux qui ont construit et fait évoluer cette activité. Pourquoi faudrait-il qu’à l’Ecole tout soit systématiquement centré sur l’individu et l’individualisation qui profilent l’individualisme. L’Ecole est un projet de société. L’Ecole doit donc faire société. Eduquer, c’est socialiser pour construire le savoir. Passer de la centration sur soi, psychologique, au social.

En EPS, il s’agit de faire « œuvre », qu’elle que soit la forme de la prestation et son niveau. Chaque performance, entendue comme la meilleure réalisation possible à un instant donné, est l’occasion d’éprouver et de reconnaître les pouvoirs d’agir construits collectivement, même lorsque la prestation est individuelle. Pousser vers le collectif, faire de la classe une micro-société dédiée à l’étude des APSA, c’est une des contributions de l’EPS à la formation citoyenne.

8.        Peut-on   répondre   aux   interrogations   posées   par   les   enseignants   en introduction ?

Oui, mais à plusieurs conditions. La première, on l’aura compris, consiste à démystifier le discours officiel par une mise à l’épreuve des réalités suivantes :

  • Les compétences « propres » et leur logique sont un argument politique utilisé par des syndicats largement minoritaires pour « enfin » sortir de la référence des APSA et promouvoir, sans doute (car on ne sait pas très bien quelle est véritablement leur « matrice ») une discipline du corps qui, comme ça s’est passé dans l’histoire, aura comme fonction principale effectivement de discipliner les corps. L’appui systématique du groupe EPS de l’Inspection Générale à ces syndicats, contre le SNEP, est un problème de démocratie. Les compétences officielles nous détournent de l’essentiel.
  • La constitution et l’instrumentation de ces compétences « propres » en modes de classification sont aujourd’hui un outil de prescription et de muselage des programmations, alors que l’on devrait au contraire développer sur ce sujet une véritable activité professionnelle.

La seconde est de créer une dynamique qui se fixe ouvertement l’objectif de construire un consensus sur l’EPS. Sans la profession, et sans le SNEP qui la représente, rien ne se fera de mieux que ce que nous voyons aujourd’hui : une longue suite de prescriptions qui se surajoutent les unes aux autres.

Enfin, pour ce faire, il faut pointer les questions susceptibles de déclencher un changement pour viser l’objectif d’émancipation que nous avons annoncé. En voici quelques unes qui tournent autour d’une thématique bien connue.

Unité et diversité de la discipline

Notre profession est unique en son genre et extrêmement diverse dans ses styles pédagogiques. Unité ou diversité de l’EPS ? Le problème a été historiquement pris à l’envers, et aujourd’hui nous en subissons les contrecoups : la volonté d’avoir un affichage « unique » de l’EPS se traduit par une volonté d’uniformiser les pratiques avec une surenchère dans la prescription et le contrôle (inspection, protocoles d’évaluation…). Ce n’est pas une particularité de l’EPS, c’est une lame de fond de la société néo-libérale qui confie ses décisions

à quelques « experts » et organise ensuite la mise en application autoritaire. Cela produit souvent de la soumission, très souvent de la « triche » habilement masquée, jamais de l’unité et de la cohésion. Nous pourrions prendre de nombreux exemples en EPS, des programmations aux épreuves du BAC, pour montrer comment nombre d’enseignants, tout en donnant tous les signes formels d’acceptation de la normalisation pour ne pas être ennuyés en permanence, divergent au quotidien pour faire malgré tout leur travail « en leur âme et conscience ».

La fameuse « cohérence » tant recherchée n’est pas et ne doit pas être dans les pratiques pédagogiques qui sont l’expression de la professionnalité de l’enseignant, de sa capacité à déclencher, stimuler, réguler les apprentissages. Elle doit être dans l’identification des savoirs (au sens large) constitutifs des APSA, matières de l’EPS. Oui, tous les enseignants d’EPS font le même métier, non ils n’enseignent pas tous la même chose, de la même façon, au même moment. Ce que l’on nous propose aujourd’hui est une cohérence de papier qui ne résiste pas à l’épreuve du réel. Pour en finir avec cette schizophrénie, nous souhaitons engager plusieurs thèmes de réflexion.

Faut-il une même « matrice » de la maternelle à l’université ?

Le séminaire cité précédemment a répondu de deux façons : sur un plan pratique il semble évident que c’est impossible. Michel Develay nous a donné de nombreux exemples de disciplines dont la matrice change, notamment entre le primaire et le secondaire. La question  des âges est incontournable (quelles sont les APSA plus propices à l’école primaire, au collège, au lycée ?) et s’il faut sans doute réfléchir à la cohérence d’un curriculum de formation sur le long terme, les apprentissages en EPS sont faits de discontinuités, de ruptures, d’accélérations… et demandent de penser les ruptures autant que les continuités. L’important n’est pas de donner l’illusion d’uniformiser, mais d’offrir à chaque élève un parcours physique, sportif et artistique, qui lui permette, au bout de la scolarité, d’être cultivé sur ces divers plans.

Faut-il garder le cap d’une telle diversité des pratiques ?

En moyenne 10 APSA différentes au collège, au moins 5, parfois plus au lycée (qui peuvent ne pas être redondantes avec celles pratiquées au collège) : en 7 années de secondaire, un élève peut avoir pratiqué jusqu’à 15 APSA différentes. Peut-on imaginer des apprentissages, des progrès, du plaisir de pratiquer, des connaissances stables, dans ces conditions (sans parler bien entendu du problème des équipements sportifs) ? Oui répond l’EPS officielle, puisqu’on parle de « compétence » et non d’APSA. Non répondent les praticiens chevronnés qui savent bien que gym, danse ou aérobic ne sont pas interchangeables si l’on veut qu’un élève se construise une démarche artistique. La fuite vers une sorte de transversalité pour régler les problèmes de diversité n’a jamais marché, malgré les nombreuses tentatives qui ont jalonné notre histoire.

A la diversité des pratiques organisée par les programmes, on peut opposer (en collèges et lycées par exemple) une variété de projets de transformation de différentes natures (athlétique, technique, tactique, artistique…). Il faut travailler collectivement à définir et à concevoir ces projets entre enseignants/formateurs/chercheurs/inspecteurs. Une dominante qui permette une réelle stabilisation des apprentissages pour garantir aux élèves de véritables pouvoirs nouveaux, et donc de nouveaux plaisirs serait souhaitable.

Il nous faut, toujours dans cet esprit, réfléchir sérieusement à une autre organisation de l’EPS que celle en cours qui découpe l’EPS en tranches égales de cycles, souvent relativement courts (de vacances à vacances le plus souvent) : la durée critique nécessaire à l’acquisition des premières « vraies » compétences, est plus longue qu’une dizaine d’heures, et extrêmement variable selon les APSA. De plus, on sait que la proximité des séances les unes par rapport aux autres peut être déterminante. Nous avons dit plusieurs fois (y compris dans nos congrès) qu’il n’était pas impossible que l’on soit arrivé au bout de ce que le découpage actuel de l’EPS pouvait produire, tout en en comprenant les nécessités organisationnelles. Ne faudrait-il pour autant explorer de nouvelles formes d’organisations (apprentissages massés par exemple) selon les possibilités des différents niveaux d’enseignement ?

9.  Ne pas conclure, mais garder ouvert le chantier d’une EPS vivante

Est-ce finalement une bonne question que d’interroger l’« identité de l’EPS » ? A l’image de l’identité de tout un chacun : peut-on résumer une personne à quelques traits physiques ou de caractère ? Certainement pas. Et, toujours en gardant la métaphore, chacun gagne à être connu dans sa complexité, éminemment plus riche que les apparences. La défense et la promotion de l’EPS ne passeront pas par quelques formules. Notre longue expérience syndicale des discussions, négociations et autres moments parfois rudes pour l’EPS, nous fait dire que jamais la simplicité apparente de la discipline n’a été un argument pour remporter ou perdre une bataille.

La défense et la promotion de l’EPS ne passeront pas par quelques formules. Notre longue expérience syndicale des discussions, négociations et autres moments parfois rudes pour l’EPS, nous fait dire que jamais la simplicité apparente de la discipline n’a été un argument pour remporter ou perdre une bataille.

L’EPS existe parce qu’existe un champ culturel (constitué de 3 pôles, sportif, artistique et d’un autre pour l’instant indéfinissable mais qui a comme particularité de rassembler les pratiques « ni-ni » : ni sportives, ni artistiques…), dont la société a considéré qu’il était fondamental que chacun puisse participer, à son meilleur niveau possible, à cet « échange culturel » avec d’autres.

Ce projet d’Ecole est autant collectif et sociétal qu’individuel. Il y a un mouvement permanent  de l’un à l’autre. Lorsque je permets à mes élèves d’accéder à des pouvoirs nouveaux, en basket, en escalade, en danse, je leur donne l’occasion non seulement de se développer, mais, potentiellement, d’être acteurs de l’évolution de l’escalade. Comment viser au mieux ce double objectif ? En apprenant aux élèves à monter en tête ou en moulinette ? Les préconisations officielles ont tranché contre l’avis des experts militants de l’EPS et des APPN. C’est là que se joue vraisemblablement la nature profonde de nos divergences dans l’approche qui seule, nous avons tenté de l’expliciter, peut donner un projet et une cohérence à l’EPS.

Globalement, nous nous trouvons face à deux possibilités.

  • Celle que nous soutenons à travers ce que nous avons appelé l’approche anthropo-technique. Cette visée se doit d’offrir à chacun le droit d’accéder à une performance scolaire, c’est à dire la possibilité de se reconnaître dans quelque chose qui a de la valeur, à ses propres yeux, aux yeux d’autrui. A travers cette expérience je rencontre les autres, soit directement ici et maintenant, soit à travers l’histoire de l’activité.
  • L’autre possibilité est celle d’une EPS que l’on qualifie d’a-culturelle, dans le sens ou elle est assujettie à des visées utilitaristes. La pratique de l’APSA, les savoirs pragmatiques travaillés, les compétences attendues, ne sont pas la cible première. Ils sont des supports pour autre chose, plus tard, ailleurs. C’est parfois de qui se passe et c’est ce qui s’est passé dans d’autres pays. L’étude précise de ces politiques (au Canada par exemple), que nous ne pouvons développer ici, montre à l’évidence l’échec de ces orientations sur le plan éducatif.

Nous engageons chacun à défendre et développer une EPS « à la française ». Pour cela il faut revenir aux débats qui ont été au cœur de la FPC à l’époque où la profession la faisait fonctionner à grande échelle : à quelles conditions pouvons-nous faire un travail de qualité dans l’exercice de notre métier ? La qualité étant mesurée à l’aune des pouvoirs donnés aux élèves pour s’inscrire dans la culture physique, sportive et artistique de notre temps et la transformer.

*Note du CEDREPS Notre cahier n’a jamais donné l’occasion aux collègues du SNEP de s’exprimer sur des questions de fond concernant notre discipline. A l’inverse, les membres du CEDREPS se sont vus ouvrir les colonnes de la revue contrepied à de nombreuses occasions. Nous avons pensé que le séminaire organisé par le SNEP les 10 et 11 mai, portant sur la matrice disciplinaire offrait une double opportunité : offrir une réciprocité d’expression à nos collègues d’une part et d’autre part, apporter à nos lecteurs, des éléments supplémentaires pour approfondir les questions essentielles trop peu débattues à notre sens sur ce qui rend l’EPS intelligible comme discipline scolaire. Cette contribution est donc une réponse du SNEP à la question que nous lui avons posée en avril 2012 concernant les motifs d’un séminaire sur la matrice disciplinaire aujourd’hui.?

** Ces réflexions sont le fruit d’un travail collectif

Notes :
  1. Association pour la recherche en intervention[]
  2. Dossier EPS n°80, Enseigner les Activités physiques d’entretien. Revue EPS. 2012[]
  3. Christian Maurel, sociologue. DE L’ASSUJETTISSEMENT A LA PUISSANCE D’AGIR. Eléments pour un discours de la méthode d’une éducation populaire repensée.[]
  4. Idem[]
  5. L’éducation, entrée dans la culture. Jérôme Bruner. Retz. 1996[]