Interview de Gilles Vieille Marchiset
Le SNEP a décidé de réaliser une campagne sur l’importance de l’EPS et de ses savoirs. L’argument du sport santé, de la contribution de l’EPS à un sport santé n’est presque plus questionné. Gilles Vieille Marchiset analyse cette association sport-santé et en apporte un regard critique passionnant. Un travail qui vient éclairer autrement les glissements actuels des programmes d’EPS. Il réalise un ouvrage facile à lire avec un effort notable de démocratisation des savoirs.
Bruno Cremonesi : Le titre de votre ouvrage est : « La conversion des corps. Bouger pour être sain. » Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par là ?
Il y a une forme de collaboration intéressée entre le monde de la santé et les acteurs du sport. C’est tout un dispositif articulé pour transformer les corps. La conversion des corps est ainsi considérée comme une entreprise collective et négociée de normalisation, pour la mise en mouvement régulière et modérée avec une optique très rationalisée, laissant la part belle aux chiffres et aux technologies.
Il s’agit alors, dans un cadre hédonistique, de diffuser une éthique du bien-être, voire une morale du bonheur par les corps en mouvement. L’activité physique est présentée comme un gage d’une vie bonne.
L’incorporation passe donc par Ia diffusion des normes de bien-être corporel à travers Ies institutions politiques, médicales, sportives et familiales. Des acteurs intermédiaires, animés par des intérêts professionnels, se positionnent alors comme de véritables entrepreneurs de bien-être en construisant des nouvelles formes d’encadrement des corps, autrement dit des pédagogies plus ou moins englobantes par le mouvement raisonné.
Toutefois la population incorpore plus ou moins cette normativité corporelle, les uns dans une optique d’élévation et de distinction dans l’espace social des corps, les autres dans une optique d’accommodation ou de résistance, afin de combiner, voire de défendre leurs propres dispositions corporelles, longuement inculquées tout au long de leurs trajectoires sociales.
BC : Dans votre ouvrage vous caractérisez nos sociétés d’une « optique santeiste ». Qu’est cela signifie ?
La fabrique du récit santéiste vise à justifier la nécessité de bouger pour être sain et comme promesse du bonheur. J’ai fait le parallèle dans mon analyse à la construction des contes avec un héros : nous, un risque : l’obésité par exemple, un anti-héros : la sédentarité, un adjuvant : l’éducateur, un objet magique : la pratique physique. On raconte en fait une histoire aux populations en faisant un lien direct entre la fin de maladies chroniques et l’activité physique. Ce récit s’intègre dans une biomédicalisation du monde avec une forte composante épidémiologique. Il y a une construction dramaturgique où chacun doit combattre la sédentarité. Pour la sociologie critique, cette vision met en avant un processus de responsabilisation de l’individu, avec une forte pression morale, dans les sociétés libérales actuelles. Elle renvoie à un corps performant et perfectible lié à des modes de vie à respecter au sein d’un marché de biens et de services du bien-être corporel. L’individu est mobilisé pour devenir l’entrepreneur de sa propre santé et de son bonheur.
BC : Vous nommez les acteurs de ce projet moral les entrepreneurs du bien être ?
Ce sont des entrepreneurs de bien-être corporel, qui participent à une forme de conversion morale qui défend l’idée d’une vie bonne grâce aux activités physiques. Les professions en charge cette discipline morale des corps, les médecins du sport, les kinés, les éducateurs… mettent en mouvement les corps pour dire aux gens qu’ils seront plus heureux en bougeant, qu’ils pourront avoir le salut ici et maintenant par ces pratiques physiques et sportives.
La littérature scientifique met en avant, dans les pas de Foucault, le gouvernement de soi par soi-même comme technique de disciplinarisation des corps rattachés au biopouvoir, dont les caractéristiques demeurent, en terme politique, dissimulées et horizontales. Il ne s’agit pas d’un gouvernement vertical des classes sociales dominantes à l’égard des groupes dominés. Il faut l’entendre, dans une optique foucaldienne, comme un pouvoir global sur chacun.
Pour ma part, dans cette optique santéiste, je déplace le curseur pour révéler l’omniprésence d’un logos gestionnaire faisant la part belle à la conduite de projet par soi et pour soi. Le management intègre alors l’intime, le quotidien au sein d’une biomédicalisation de la vie.