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Une école soumise à l’injonction d’adaptation

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La réflexion entamée lors de la 4ème soirée de l’EPS sur les “compétences méthodologiques et sociales” doit, à notre avis, se prolonger, s’affiner et se complexifier par l’apport de savoirs issus des champs de la philosophie et de l’histoire. C’est, à notre avis, une réflexion fondamentale tant nous identifions une incompréhension des réformes successives dans le monde enseignant qui conduit progressivement à une perte de sens du métier.

Pourquoi somme-t-on par exemple les enseignants de reléguer au rang d’accessoire les savoirs disciplinaires et de se recentrer sur ces compétences transversales ? C’est cette réflexion que l’article souhaite humblement poursuivre en partant d’une citation “Il faut s’adapter”, qu’on entend partout, tant dans les discours économiques et politiques que dans les domaines de la santé, de la justice, de l’éducation… Mais d’où vient cette injonction ? Comment et pourquoi a-t-elle envahi les politiques éducatives ? Quel danger représente-t-elle pour nos sociétés ? Comment résister ? Cet article propose de répondre à ces questions fondamentales et de montrer que cette injonction participe pleinement d’une stratégie politique certes ancienne, mais toujours à l’oeuvre actuellement. Il tente, in fine, de la dévoiler et de l’expliquer, dans l’espoir de mieux la combattre.

“S’adapter”: une injonction consubstantielle à l’idéologie néo-libérale

Les recherches philosophiques et historiques menées par Barbara Stiegler dans son ouvrage “« Il faut s’adapter » : sur un nouvel impératif politique” nous aident à mieux comprendre les liens entre une pensée politique, puissante et structurée, et cet impératif de s’adapter. L’étude de la généalogie de cet impératif nous fait alors remonter dans les années 30 aux sources de cette théorie d’une conception de l’espèce humaine, d’une véritable anthropologie qui analyse le retard de l’espèce humaine par rapport à son environnement et sur son avenir. Cette théorie porte le nom de “néo-libéralisme” : néo car, contrairement, à l’ancien qui comptait sur la libre circulation du marché pour stabiliser l’ordre des choses (“laisser faire”, darwinisme social), le nouveau en appelle aux outils de l’État(éducation, santé, droit…) afin de transformer l’espèce humaine et construire artificiellement le marché.

Pour Walter Lippman, théoricien américain de ce nouveau libéralisme, l’espèce humaine ayant créé un environnement (la mondialisation) auquel elle est inadaptée, il est indispensable de l’adapter.

L’État, doit dès lors, prendre une place majeure dans ce processus de reconstruction

L’injonction à l’adaptation menace la démocratie : souveraineté des experts contre souveraineté populaire

Walter Lippman théorise que le Peuple n’existe pas. Nous aurions plutôt d’un côté des masses hétérogènes, amorphes, conservatrices, qui sont arc-boutées sur la stabilité de l’État social face aux évolutions qui les bousculent et de l’autre, des experts cultivés, adaptés qui donnent le cap à suivre, qui tracent le chemin de l’évolution des sociétés engoncées dans le conservatisme des statuts… Il plaide alors pour une société hiérarchisée entre masse et expert et en appelle à un gouvernement des experts.

Le philosophe John Dewey s’oppose alors à Lippman. Il considère en effet qu’il faut mobiliser l’intelligence collective des publics, multiplier les initiatives démocratiques, construire par le bas l’avenir collectif.

Les choses ont-elles changé ?

Non pas vraiment ! Il nous semble que ce débat est plus que jamais d’actualité. Le président Macron étant le dernier avatar de ce néo-libéralisme, s’évertue à donner le cap de l’adaptation de notre société à la mondialisation. Il gouverne exclusivement avec des experts et technocrates, en réduisant la place et le rôle du parlement élu par les masses ou encore en marginalisant voire même en réprimant les contestations sociales et syndicales.

La réunion d’un conseil de défense pour prendre des décisions durant la crise sanitaire, la loi de transformation de la fonction publique, le “devoir d’exemplarité”dans la loi de la confiance pour l’école, la référence permanente à la “pédagogie des réformes” (retraites, réforme du BAC…) en sont de parfaites illustrations.

Pour nous, l’école devrait permettre aux fu- tur.es citoyen.nes de comprendre le monde dans lequel ils.elles vivent pour mieux agir dessus, pour le transformer et non de se conformer, de s’adapter à la société telle qu’elle fonctionne.

Dans la théorie lippmanienne, l’État doit rééduquer les masses et « fabriquer le consentement ». L’éducation est l’instrument au service de cette rééducation.

Est-ce toujours d’actualité ? Qui sont les experts qui dictent nos réformes éducatives ? Il apparaît dès lors nécessaire d’analyser les politiques éducatives à l’oeuvre depuis une vingtaine d’années et ceux qui les guident.

Rôle de l’éducation : former des individus adaptés à la société telle qu’elle est !

Depuis une vingtaine d’années, les discours sur les finalités de l’école ont radicalement changé et se rapprochent de plus en plus de la conception éducative développée par Walter Lippmann au milieu du XXème siècle.

Les années 1950-1980 ont été marquées par un objectif ambitieux et généreux de démocratisation de l’enseignement, entendu comme l’accès de toutes et tous à une culture humaniste. Ce discours a cédé la place à une vision utilitariste et individualiste de l’enseignement. Nous sommes poussés désormais à abandonner les savoirs “inutiles” ou désintéressés et à nous recentrer sur l’essentiel : les compétences de base et la capacité de s’adapter à des situations nouvelles, inédites.

Les textes internationaux et européens qui dictent l’esprit de nos réformes éducatives ont le mérite de la clarté. L’OCDE par exemple, appelle à abandonner l’utopie de démocratisation : « tous n’embrasseront pas une carrière dans la dynamique du secteur de la « nouvelle économie » en fait, la plupart ne le feront pas, de sorte que les programmes scolaires ne peuvent être conçus comme si tous devaient aller loin »… mais plaide au contraire pour un recentrage sur les compétences car « les employeurs ont reconnu en elles des facteurs clés de dynamisme et de flexibilité. Une force de travail dotée de ces compétences est à même de s’adapter continuellement à la demande et à des moyens de production en constante évolution ».1

Les enseignants subissent aujourd’hui en permanence ce nouveau paradigme d’une école faite pour former des jeunes qui s’adapteront à la société telle qu’elle est, ou pour le dire autrement, qui la feront mieux fonctionner. Personne n’est dupe ! L’organisation du collège autour des domaines du socle, le recentrage sur des compétences transversales et transférables (dont les compétences méthodologiques et sociales), la réforme du BAC avec l’introduction des AFL2 et 3, la logique du « BAC+3/-3 », les parcours personnalisés… participent de ce nouveau paradigme délétère.

Fini la démocratisation/émancipation parles savoirs et place à l’employabilité / la flexibilité / l’adaptation par les compétences !

Chacun.e est en mesure de saisir que l’école d’aujourd’hui répond parfaitement à cette injonction de l’adaptation et se caractérise comme une machine à couler les jeunes dans les moules du marché.

Résister collectivement à cette injonction : école de l’adaptation/des compétences contre école de la transformation/ de l’émancipation :

Le SNEP-FSU considère, avec d’autres, que l’école doit être le lieu de l’acquisition de savoirs et de l’appropriation critique d’une culture commune contribuant ainsi à l’éducation des jeunes qui nous sont confiés. A l’instar de John Dewey et des Lumières, nous envisageons l’éducation comme horizon de l’émancipation. Pour nous, l’école devrait permettre aux futur.es citoyen.nes de comprendre le monde dans lequel ils.elles vivent pour mieux agir dessus, pour le transformer et non de se conformer, de s’adapter à la société telle qu’elle fonctionne. Car il est urgent d’agir tant les crises économiques, sociales, politiques, environnementales se multiplient et s’ajoutent pour atteindre un point de non retour. Ces désordres sont en partie le fruit des politiques néo-libérales et en particulier du “consommer toujours plus”.

Changeons de paradigme, en opérant une rupture avec la logique de l’adaptation dont l’approche par compétences2telle qu’elle est définie et envisagée par notre institution est un des outils, pour construire une réelle école démocratique, de transformation et d’émancipation.

Ainsi, nous pourrons vivre dans une société plus égalitaire, plus juste, respectueuse de la nature et du vivant et de paix.

Notes :
  1. Pour aller plus loin dans l’analyse des textes qui dictent les réformes éducatives mises en place, nous vous invitons à lire les travaux de l’APED (Appel pour une école démocratique), de Nico Hirtt, d’Angélique Del Rey ou encore de Pierre Dardot et Christian Laval []
  2. Le SNEP-FSU ne s’oppose pas à la notion de compétence envisagée comme une analyse globale de l’activité de l’élève dans un contexte spécifique, mais condamne les compétences transversales qui renvoient aux “éducations à…” La compétence ne peut être que spécifique.[]