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L’école au temps du coronavirus, scolarisation de maison ou continuité pédagogique ?

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Propos recueillis par Bruno Cremonesi

Etienne Douat et Stéphane Bonnery réfléchissent sur l’école qui se dessine dans cette période de crise sanitaire. La scolarisation de l’espace familial révèle et accentue les inégalités. Pour notre discipline les auteurs observent des séances qui privilégient la pratique individuelle tournée vers le culte d’un corps normé par la société de l’apparence, et moindrement les pratiques collectives, de dépassement de ses propres limites et d’apprentissages techniques  dans le cadre d’un groupe classe.

BC : Votre ouvrage a révélé, pour ceux qui l’ignoraient encore, les inégalités de conditions d’étude qui existent à la maison. Vous semblez révéler que la continuité pédagogique n’a pas été possible et que l’école à la maison n’est pas possible ?

Etienne Douat : En mars, nous disposions déjà depuis fort longtemps de toute une série de travaux qui montrait à quel point « faire l’école à la maison » n’allait absolument pas de soi et pouvait générer ou accentuer les inégalités d’apprentissage en fonction de l’origine sociale. Lorsque nous avons basculé sur ce dispositif de manière systématique à la fin de l’hiver, au début de la « crise sanitaire », nous aurions pu espérer que le ministère définisse son plan pour faire face à la situation en prenant un minimum en compte les acquis de la recherche sur les inégalités que génère le fait de déléguer aux familles le soin de mettre en œuvre les apprentissages scolaires. De nombreux travaux ont déjà montré depuis longtemps que pour « faire ses devoirs », en temps ordinaire, il faut d’abord des conditions matérielles d’existence et de coexistence tout à fait particulières : un logement relativement spacieux avec un lieu à soi ou au moins un coin de bureau pour se concentrer, des rythmes familiaux à peu près cohérents avec les impératifs scolaires, un minimum de tranquillité le soir et le week-end pour travailler, un certain équipement informatique, une bonne connexion, etc. Sur toutes ces dimensions, on a le sentiment qu’une sorte de mépris de classes  sociales ou une indifférence aux différences comme disaient Bourdieu et Passeron s’est réactualisée avec une très grande force au moment de la fermeture des établissements, du confinement et de la proclamation verticale et très abstraite de la « continuité pédagogique » ou de « l’école à la maison ». De manière caricaturale en cette fin d’hiver 2020, les équipes dirigeantes semblent avoir oublié que la situation de précarité matérielle et numérique de très nombreux élèves rendait bien improbable la mise en œuvre de cette « continuité pédagogique ».

A côté de ces questions matérielles qui sont primordiales, rappelons aussi que pour travailler à la maison de manière scolairement pertinente en particulier lorsqu’il s’agit d’apprendre des choses qui n’ont pas encore (ou peu) été abordées en classe, il faut pouvoir être aidé par un parent qui ait les ressources pour accompagner et encadrer son enfant dans le processus de décryptage des consignes des enseignants, d’appropriation et de formulation des savoirs. Or de telles ressources familiales sont très inégalement distribuées socialement. Tendanciellement, les milieux populaires sont plus éloignés de la culture scolaire et de ses implicites et donc souvent plus en difficultés pour aider leurs enfants à répondre aux demandes des enseignants de manière adéquate. Et il faut le souligner aussi, des familles bourgeoises plus armées scolairement ont pu avoir du mal à s’improviser parents-pédagogues comme on le leur a demandé implicitement.

Q2 : « Résultats faibles, il faut travailler davantage à la maison. » Qui n’a pas déjà lu ces quelques mots sur le bulletin scolaire d’un élève ? Pouvons-nous espérer que les enseignants ont pris conscience que les difficultés de certains enfants à l’école ne sont pas que le résultat d’une absence de travail à la maison ?

Etienne Douat : Dans une partie de nos enquêtes menées lors du confinement, on a pu constater de la part des enseignants, une prise de conscience des difficultés des élèves et des familles. Nombre d’enseignants du primaire se sont assurément mobilisés pour faire au mieux et maintenir des liens avec les familles à défaut de pouvoir assurer une continuité pédagogique. Et ils ont bien vu la force de l’investissement des familles, même les plus en difficulté. Cela fait des années que des travaux ont montré la force de l’investissement scolaire de tous les milieux sociaux, y compris les plus populaires. La crise sanitaire aura peut-être permis aux enseignants de mieux saisir cette transformation que certains avaient encore tendance à minorer. Mais d’autres éléments d’enquête complexifient ou nuancent le tableau et montrent, au collège en tout cas, la manière dont une partie -probablement minoritaire- des enseignants confrontée à la grande difficulté de certains familles pour « faire l’école à la maison » a pu parfois renoncer ou « jeter l’éponge » face à certains « cas compliqués » en confiant aux conseillers d’éducation le soin de renouer le lien avec les parents et les élèves les plus en difficulté, et de s’improviser assistants des enseignants, « urgentistes invisibles de la continuité pédagogique ». Dans le secondaire, pour toute une série de raisons, c’est probablement du côté des CPE, des assistants d’éducation et des assistantes sociales que l’on a pris le plus en compte le poids des inégalités de conditions d’existence des élèves.

Q3 : L’école en ligne n’a pas été réalisée de la même façon pour toutes les disciplines. Il semble qu’auprès du ministère certaines disciplines sont poussées en dehors de l’école et leur importance semble minimisé à l’école. Avez-vous des éléments sur l’EPS en ligne ?

Stéphane Bonnéry : Nous aurions pu en effet réaliser un chapitre du livre sur cette question spécifique, car il y a beaucoup à dire. Mais nous y reviendrons peut-être autrement, car nous n’avons pas utilisé toutes les données de nos recherches. Pour ma part, j’ai ainsi eu accès aux consignes, tenant lieu de cours en ligne, envoyées par des professeurs d’EPS de collège à dix-neuf de leurs élèves pendant le confinement. En restant toujours mesuré sur les conclusions, faute d’un recueil plus conséquent, on peut pointer les constats suivants.

Du fait de l’enfermement au domicile, dans la première phase de la crise, ce sont surtout certaines activités qui ont été prescrites : figures de gymnastique, exercices de musculation. Si quelques professeurs ont invité à pratiquer dans le jardin ceux qui en avaient (en considérant que c’était la norme), la plupart ont au contraire pris en compte la limitation des mouvements quotidiens dans des lieux de vie exigus, pour prescrire des pratiques inclinant en partie vers le maintien de l’hygiène de vie. Cela interroge moins ce qui a pu se faire dans le contexte du confinement qu’un possible révélateur de pratiques déjà prégnantes dans l’EPS qui risquent de s’installer dans la durée, qui privilégient la pratique individuelle tournée vers le culte d’un corps normé par la société de l’apparence, et moindrement les pratiques collectives, de dépassement de ses propres limites et d’apprentissages techniques  dans le cadre d’un groupe classe, dans des pratiques de jeu où autrui, partenaires et adversaires contribuent à définir la situation dans laquelle on agit. De même, en termes de contrôle de la pratique à domicile, les modalités des photos et vidéos prises de soi-même participent de ces glissements possibles, tandis que celles des « programmes d’entrainement », que chaque élève devait remplir, requièrent une autonomie dans l’organisation du temps et la planification de son travail qui manifestement n’ont pas été acquises par tous les élèves lors de sa scolarité.

Q4 : En quoi le dispositif 2S2C est-il le révélateur d’une conception de l’école aux temps du coronavirus ?

Stéphane Bonnéry : Blanquer considère l’élève « normal » comme spontanément autonome, prêt à apprendre les « basiques » avec une présence réduite de l’enseignant, ce qui permet d’envisager de réduire leur nombre, donc le financement du service public d’éducation. On l’a vu avec le fait d’envoyer des fiches : ceux qui ne sont pas équipés matériellement et surtout préparés intellectuellement par leur scolarité antérieure sont pour lui à reléguer. Son idée est celle d’une école publique réduite au minimum, au nom du « socle commun », il pousse à son extrême ce qui a été engagé avant lui avec l’enseignement par compétences : individualisation de la responsabilité de l’apprentissage, externalisation du traitement, renoncement à instaurer une culture commune. Le projet de réforme du 2S2C est emblématique : l’EPS ainsi que les enseignements artistiques ne relèvent pas pour lui de ce qu’il faut transmettre à tous les élèves du pays, mais ils sont de l’ordre des loisirs et peuvent donc être transférés aux choix des familles sur le modèle des mercredis après-midis, à leurs ressources financières ainsi qu’à ce que voudront ou pourront mettre en place de façon inégale les collectivités territoriales, et ce que proposeront les acteurs privés, en présentiel ou en ligne.

Avec l’exhortation à encourager l’enseignement à distance, en recourant à des sociétés privées, il faut se demander si l’on n’est pas en train d’assister à l’externalisation de contenus hors de la scolarité unique et à leur marchandisation, et au fond, à un changement profond sur les missions assignées à l’école. Jusqu’ici, malgré ses défauts, notamment la persistance des inégalités sociales de réussite, l’école publique devait transmettre une culture commune à tous les futurs adultes, travailleurs et citoyens, afin de « faire société » ensemble. Manifestement, ce n’est plus l’objectif pour Blanquer, qui réduit l’école publique à la transmission du minimum pour encourager, en ce qui concerne des domaines essentiels de la formation de la personne, à s’instruire ailleurs ou pas davantage.