J’ai choisi de faire un rapport non conventionnel. Habituellement il s’agit de rapporter à cette étape les débats et le sens des modifications apportées aux textes soumis au vote. Après les discussions de la commission que j’animais et après mise en commun de la façon dont chaque animateur des différentes séquences a perçu les diverses interventions (et il y a eu vraiment beaucoup de débats), j’ai choisi de centrer cette intervention sur 3 points seulement, révélateurs à mon sens des enjeux de l’EPS d’aujourd’hui. Ces 3 points cristallisent des problèmes idéologico-pratiques qui traversent l’histoire de notre discipline et de notre métier.
Je vais donc survoler (car chacun des points demanderait au moins un livre pour pouvoir être correctement développé) dans l’ordre :
- La notion d’étude des APSA comme condition d’un accès critique à un champ de culture original dans lequel sont enfouis savoirs, savoir-faire, compétences, émotions, habiletés… qu’il faut déterrer. Le prof et l’élève sont alors, chacun à leur manière des archéologues : le professeur indique où creuser, l’élève creuse… mais lorsqu’ils trouvent un objet (pourquoi pas un ballon ?), il faut alors reconstruire pratiquement et symboliquement toute l’activité humaine qu’il y a derrière. Comme lorsqu’on trouve un bout de poterie de 2000 ans !
- La performance comme indicateur d’un niveau de développement, comme témoignage de la maitrise de véritables pouvoirs. Dans ce sens, et pour reprendre les propos d’Yves Clot, psychologue du travail (Intervention Colloque ARIS 2013), activité, performance et santé deviennent pour lui des synonymes, s’appuyant pour étayer son propos sur les travaux de Canguilhem. Être en bonne santé c’est pouvoir intervenir sur son milieu, c’est aussi créer. C’est cela, pour lui, être performant : pouvoir, et pouvoir créer.
- La technique comme témoignage de l’ingéniosité humaine, donc de son intelligence, et à ce titre outil d’éducation et d’échange entre les humains.
On voit immédiatement la nature des problèmes posés par ces affirmations en EPS. Car ces notions nagent aujourd’hui en eaux troubles, dans les couches profondes de nos idéologies. Le cumul d’une idéologie anti-sportive, d’une peur d’une externalisation de l’EPS, d’un « anti-didactisme » au plan académique, explique pour une part que, culturellement, la profession se soit construite en opposition aux affirmations posées en introduction.
- Le sport, plus largement le champ de la culture physique sportive et artistique dont sont issues les APSA (l’APSA est une forme d’abstraction de la culture, une forme décontextualisée) est considéré comme une sous-culture. Une culture suspecte voire illégitime, au moins à l’Ecole. Du coup on observe depuis les années 90 la recherche systématique d’un « au-delà » des APSA, un « ailleurs » jugé, lui, plus noble. Cette quête quasi mystique existe toujours aujourd’hui. Très présente dans les discours, chez nombre d’inspecteurs, de formateurs… elle est beaucoup plus problématique dans la pratique.
- La performance est assimilée à un concept capitaliste de recherche de rentabilité. Pour certains c’est même un concept fasciste. Or, curieux retournement de l’histoire, l’avènement de la notion de compétence, comme échappatoire à l’emprise des APSA, réinjecte la performance au cœur de l’Ecole puisque, comme le dit Ph. Perrenoud, adepte de l’approche par compétence, performance et compétence sont les 2 faces d’une même médaille. Bref travailler sur la performance en EPS serait fondamentalement inéquitable.
- La technique, depuis les années 70, est considérée plutôt comme un outil d’aliénation de l’athlète à des puissances supérieures (États) ou à d’autres personnes (entraîneur, coach…). L’image de l’Homme-robot, abruti et incapable de penser par lui-même est l’archétype de ce rejet de la technique. Alors à l’École…
Ce que je viens de dire est évidemment caricatural et bien des collègues ne s’y retrouvent pas. Mais je dirais qu’en tendance, et avec des nuances, c’est plutôt juste…
Or les choses ont bien changé, tant au plan théorique que pratique. Je ne vais pas développer cette partie, ce n’est pas le lieu. Mais que ce soit au plan scientifique ou plan pratique, on ne peut pas regarder les « objets » cités comme dans les années 70. D’autant que, au plan politique, on peut observer une inversion du processus que nous avons engagé : alors que la différenciation de l’EPS du sport a été un élément de développement de la discipline, y compris dans l’affirmation de sa légitimité scolaire, la distance mise entre les 2 est aujourd’hui un argument du mouvement sportif (voir à ce sujet les discours du président du CNOSF) par exemple pour contester une EPS « intellectualiste ». Pendant que dans le même temps, dans le cadre des rythmes scolaires, le poids du périscolaire devient plus fort et même plus attrayant (à l’école on s’ennuie, en dehors on se fait plaisir…).
Je nous propose donc d’inverser le processus et de redonner de la noblesse à notre culture, d’abord en arrêtant de scier la branche sur laquelle nous sommes assis.
- Pour continuer sur l’exemple du football présenté hier soir. Le foot est une activité planétaire, pas un pays n’y échappe, pas un lopin de terre qui n’accueille quelques gamins pour jouer balle au pied. C’est aussi un spectacle mondialisé. C’est un enjeu de lutte (voir par exemple le film : « Ladies’ turn », qui montre une bande de femmes, footballeuses, tenter d’imposer une reconnaissance de leur tournoi au Sénégal). C’est évidemment une industrie, mais encore un objet de littérature, de travaux scientifiques… C’est, pour reprendre l’expression aujourd’hui consacrée, un phénomène social total. Dites-moi en quoi l’étude de cet objet serait moins noble que l’étude du théorème de Thalès ? La notion d’étude, que nous reprenons ici (elle a été mise en avant par les didacticiens dans les années 90), ne fait que renvoyer à la fonction de l’École qui impose à tous et toutes de passer de savoirs (ou compétences) « usuels » à des savoirs élaborés, construits, réfléchis… C’est ce travail d’étude qui impose une « discipline », aux deux sens du terme. Etudier le foot impose alors de se construire des pouvoirs d’agir, des connaissances permettant de comprendre (de là surgissent les fameuses « méthodes »), et du travail collaboratif qui implique une socialisation particulière.
- Qui ne s’est pas émerveillé de voir ses enfants, après de multiples essais et chutes, se lancer pour la première fois sur un vélo sans aide d’aucune sorte ? Mesure t-on la performance que cela représente, rapporté à ce que sait faire un enfant de 4 ou 5 ans. En termes d’aventure, donc d’émotion, de prise en compte de repères d’équilibration, de pilotage, etc… Quel enseignant n’a pas été ému par le sourire de tel élève qui traverse pour la première fois, seul et sans aide, la piscine ? Je pourrais multiplier les exemples, mais je veux dire que je trouve insensé que l’on rende triviales ces performances qui sont autant d’exemples qui rendent tangibles à la fois le pouvoir d’agir sur le monde et celui d’agir sur soi-même. La performance, vue sous cet angle, c’est l’indice de mon développement. Et donc renoncer à la performance, ou la combattre, c’est renoncer au plaisir que cela procure, et c’est renoncer à ce qu’on appelle l’estime de soi. C’est enfin, d’une certaine manière, laisser le pouvoir à ceux qui l’ont déjà, c’est-à-dire celles et ceux qui sont issu-es d’un milieu culturellement favorisé.
- Qui ne s’est pas émerveillé, toujours, de l’ingéniosité humaine pour s’inventer des terrains de jeu avec des contraintes de plus en plus fortes ? Pour inventer un jeu où on se déplace, on jongle, on tire, on pense avec ses pieds ? Où on photographie sans regarder, où on anticipe ce que va faire l’autre avant même que lui-même y ait pensé ? Impossible peut-on dire. Et pourtant les techniques issues de l’adaptation aux contraintes, par leur transmission et leur remodelage permanent, permettent de faire cela de façon de plus en plus élaborée. De ce point de vue, je dirais que la technique est une esthétique de l’impossible, de la quête de l’impossible. Pourquoi ne pas offrir ça à toutes et tous, comme un cadeau aux jeunes générations. Normalement l’École a un devoir d’humanité, c’est-à-dire pas un devoir humanitaire, mais un devoir de faire entrer tout le monde dans l’histoire de l’humanité. A travers la technique non seulement je rentre dans ce que l’Humain a produit, mais je me mets moi- même en situation de production, en y mettant du mien. Le technicisme est passé par là, mais je crois que nous avons dépassé cette dérive depuis longtemps, au moins au plan conceptuel.
Pour ainsi faire entrer chacun en culture, encore faut-il que notre qualité de concepteur veuille dire quelque chose et que l’on se donne les moyens de rendre l’accès à cette culture vivante possible.
Comme vous pouvez le constater, mon objectif n’était pas ici de dire des choses nouvelles. Mais de remettre à l’honneur le cœur de notre culture de référence et de l’école, bref de notre discipline. On s’est trop affiché en négatif, il faut je crois s’émanciper de nos démons qui nous ont conduits à certaines impasses intellectuelles et pratiques. Toute voie qui nous éparpillerait, façon puzzle, dans un socle mal conçu serait une voie suicidaire. Laissons cela aux tontons flingueurs de l’EPS.
Cher-es ami-es, cher-es camarades, soyons fier-es de notre discipline.