Par Eric Donate et Bruno Cremonesi
Les élèves de milieux professionnels sont orienté·es très souvent par défaut à l’issue du collège. Il·elles auraient besoin d’une EPS avec de la stabilité, porteuse d’ambition dans les savoirs visés, qui leur redonne confiance eux·elles. Or, les orientations actuelles, en termes d’organisation et d’évaluation continue, diluent les apprentissages et brouillent le cœur d’une discipline qui devrait être centrée sur l’étude pratique des APSA.
Les parcours scolaires des élèves de LP sont souvent complexes, difficiles, et générateurs chez nombre d’entre eux·elles d’une estime de soi en berne, et d’une forme de défiance face à l’institution et face à l’enseignant∙e qui la représente. Ainsi, si le lycée professionnel a participé à la massification scolaire, il n’y a pas eu de réelle démocratisation scolaire. Qui plus est, contrairement aux idées reçues, véhiculées par les discours politico-médiatiques, le lycée professionnel, à l’image de l’école en général, ne donne pas plus à ceux·celles qui ont moins, bien au contraire.
Jean-Paul Delahaye, ancien Directeur de la DGESCO, revenant sur les inégalités scolaires et la ségrégation des enfants de classes populaires, nous rappelle que l’investissement public est profondément inégalitaire. Un·e enfant d’origine modeste qui ira en lycée professionnel aura bénéficié de 36 000 euros contre 94 000 pour un·e élève de lycée général. Dans ce contexte, l’orientation, loin de réduire les inégalités dans les itinéraires scolaires, les reproduit. C’est ainsi que 90 % des enfants de cadres et d’enseignant·es ont le bac, contre 40 % des enfants d’ouvrier·ères.
À cette forme de ségrégation sociale, vient s’ajouter le plus souvent une ségrégation territoriale. Les lycées professionnels regroupant en majorité la jeunesse populaire, sont souvent situés dans les quartiers les plus pauvres. Tout fonctionne comme si la prophétie du pire devenait une réalité. Le système semble bloqué. Il ne donne plus d’aspiration et contraint les classes populaires à une assignation à résidence, verrouillant toutes formes de mobilités, qu’elles soient sociales mais également souvent spatiales.
Quelle EPS en lycée professionnel ?
C’est dans ce paysage social que l’équipe EPS doit organiser sa programmation, son enseignement et l’évaluation des élèves. Une EPS, à l’image du lycée professionnel dans son ensemble, progressivement déstructurée par une succession de réformes, qui affichaient pourtant non sans cynisme une volonté de revalorisation. Les composantes organisationnelles, tels les horaires par exemple, et les référentiels d’évaluations du noueau Bac Pro, au lieu d’apporter de la structuration et de la stabilité semblent fonctionner à l’inverse. En effet, des séquences d’apprentissages trop courtes, entrecoupées de temps de formation en milieu professionnel, ainsi qu’une évaluation saturée de compétences méthodologiques, conduisent à une EPS hachée, morcelée et potentiellement en déperdition de sens.
L’enseignant·e se voit dès lors progressivement prendre la place d’un·e évaluateur·rice qui sanctionne et accentue « l’effet de menace » décrit par les travaux de recherche2. Les élèves déjà heurté·es par l’école et son fonctionnement, évoluent d’une logique d’apprentissage et de stabilisation vers une logique d’évaluation diffuse et permanente. Ce glissement les empêche de s’ancrer pleinement dans les apprentissages, et de vivre cette expérience fondamentale du progrès moteur, pour reprendre l’idée de Delignières et Garsault (2004). Il·elles se trouvent privé∙es d’un plaisir immédiat et différé, pourtant essentiel dans l’apaisement de la relation à l’adulte, la construction d’une estime de soi positive et plus encore la stabilisation d’une pratique à long terme.
Une organisation de l’EPS morcelée
Le temps d’enseignement hebdomadaire de l’EPS en lycée professionnel est de 2,5 heures. Néanmoins, les créneaux de réservation des infrastructures sportives, partagées entre autres avec les collèges et lycées, sont souvent de 2 heures. Il « reste » donc 0,5 heure soit 30 minutes à introduire dans la programmation. Sur le terrain les mises en œuvre sont extrêmement diverses : 30 min par semaine, heures quinzaines, organisation au semestre, annualisation sur la formation, rognage des horaires élèves afin d’effectuer des dédoublements dans les classes. Nous observons également l’organisation de stages d’accueil des élèves entrant·es en début d’année, de stages massés artistiques, ou de stage massés d’une APSA dite “exceptionnelle” en termes d’accessibilité des lieux de pratique (sortie falaise par exemple après un cycle d’escalade).
Ces stages, quelle que soit leur nature, s’organisent par le regroupement des heures sur une semaine ou sur une journée. Pour autant, au-delà du temps passé par les enseignant·es à penser et mettre en œuvre ces dispositifs, au-delà des réticences parfois des directions à les valider, il en découle deux effets négatifs à notre sens. D’une part, c’est le suivi des élèves au quotidien, au cœur de la leçon et de la relation pédagogique qui la caractérise, semaine après semaine, qui s’en trouve affaibli… Et dès lors, la formation disciplinaire des élèves. D’autre part, c’est un éclatement, voire une désorganisation de l’EPS au niveau national, en lycée professionnel, qui nuit à son unité, son identification et dès lors sa place au sein de ce lycée professionnel.
Cette organisation de l’EPS se combine avec le départ en stage des élèves, une à deux fois dans l’année. Ces coupures viennent aussi complexifier le suivi des apprentissages.
Le nouveau BAC : vers une EPS formelle
Dans la continuité de la Transformation de la Voie Professionnelle (TVP) amorcée en 2018, les nouveaux programmes EPS ont été publiés. Ils ont été complétés par les nouveaux référentiels certificatifs CAP et Baccalauréat Professionnel. En accord avec une logique consacrant l’échelon local via le projet d’EPS, l’institution a demandé aux équipes EPS, de chaque établissement, de construire leur propre référentiel d’évaluation, en conformité à un cadre donné. Les délais de travail inadaptés car souvent trop courts, conjugués aux relances plus ou moins pressantes en fonction des contextes locaux, ont contribué à parfois se répartir le travail au sein des équipes, sans mener une réflexion de fond sur l’épreuve mise en place, ce qui a eu pour conséquence d’accentuer ce glissement du fond vers la forme. Plus précisément, l’utilisation de « grilles de conformité » a généré un jeu d’écriture par ajustements successifs, avec une grande disparité d’un établissement à un autre et d’une académie à une autre. Les équipes ont pu basculer d’une intention d’affinement du référentiel au regard de la définition et cohérence de l’épreuve proposée, à une intention de satisfaction des exigences formelles institutionnelles, dans le but de mettre fin à ce système d’allers-retours.
L’ensemble de ces éléments (répartition des heures sur l’année, morcellement lié aux PFMP, réforme des examens) conduisent finalement à renoncer à l’ambition de faire accéder tou·tes les élèves à une culture sportive et artistique de qualité.
La survalorisation des CMS change la fonction de l’école
Les nouveaux textes sur le bac professionnel ont donné plus d’importance et de place aux CMS. Ce choix constitue, de notre point de vue, un glissement moralisateur de l’éducation physique et des finalités qu’elle poursuit. En creux, elle révèle la volonté d’une normalisation des comportements et attitudes qui feraient défaut pour la jeunesse des quartiers populaires. Elle se réalise en abandonnant la logique d’égalité dans l’accès aux savoirs. Ce processus constitue un changement de la fonction politique de l’école et de l’éducation. En ne garantissant plus l’accès à des savoirs ambitieux, c’est finalement une rupture du contrat social qui se met à l’œuvre. L’état, dans ses ambitions éducatives, abandonne toute une partie de la jeunesse lycéenne, en lui demandant une disciplinarisation de ses attitudes, dans une perspective qui ne conjugue plus employabilité et éducation.
Au-delà d’une lecture politique, cette transformation pose également la question de la fonction même des CMS au sein des apprentissages moteurs dans les APSA, comme cela a été développé par Andjelko Svrdlin ou Christian Couturier. L’étude des techniques nécessite des méthodes d’études et d’entrainement. Ces stratégies d’apprentissage ou d’entrainement ne peuvent pas être isolées de l’objet et de la situation d’étude, au risque de devenir formelles. Leur déconnexion tend à brouiller les attendus pour les élèves, et à instaurer un « malentendu cognitif », repris par Jean Pierre Terrail : « Les élèves croyant faire ce qu’il faut en s’acquittant des tâches et en se conformant aux prescriptions scolaires sans pour autant être à même de mobiliser pour cela l’activité intellectuelle requise par un réel travail d’acculturation, estiment en être quitte avec les réquisits de l’institution, et satisfaire ainsi aux conditions de la réussite, ce qui n’est que rarement le cas. Le malentendu s’instaure. »1
L’état, dans ses ambitions éducatives, abandonne toute une partie de la jeunesse lycéenne, en lui demandant une disciplinarisation de ses attitudes, dans une perspective qui ne conjugue plus employabilité et éducation.
La centration sur des règles et des normes est évidemment nécessaire, mais la place actuelle des CMS conduit à exiger une normalisation des attitudes sans que celles-ci ne soient réellement pensées dans le cadre d’un vivre ensemble scolaire articulé finement aux savoirs. Cela a été évoqué par A. Davisse2 bien avant nous : « ce qui discipline, ce sont les contenus disciplinaires, et ce qui socialise, dans les limites de ce que peut l’École, c’est d’étudier et d’apprendre quelque chose qui vaille la peine du respect de la règle et de ses contraintes. » Comprenons bien que ce constat n’est pas spécifique à l’EPS. Nous pouvons observer dans d’autres disciplines un formalisme par isomorphisme des règles « méthodologiques » déconnectées des logiques cognitives, trop souvent cachées ou laissées par l’enseignant·e dans l’implicite du savoir visé. Les élèves ont écrit toutes les deux lignes, souligné en bleu telle ou telle chose mais sont passé·es à côté de l’activité cognitive propre au savoir étudié. Elles et ils ont pourtant l’impression d’avoir effectué leur travail. Les élèves deviennent conformes aux règles scolaires tout en restant étranger·ères aux règles des savoirs et à leurs constructions. Professionnellement, cela conduit à une survalorisation de la discipline et de l’ordre scolaire apparent.
Tout semble finalement jouer contre une EPS ambitieuse pour la réussite de tous et toutes en lycée professionnel. Une organisation en termes d’heure et de rythmicité, qui ne fournit pas un cadre serein pour la démocratisation des APSA. Une évaluation continue qui fait peser une menace permanente sur les élèves, leur laissant peu de place à l’erreur et à l’apprentissage. Sans compter que les indicateurs d’évaluation, en se centrant sur les méthodes, inversent le processus et le produit. Les méthodes d’étude deviennent objets d’étude, ce qui va accentuer la moralisation de l’EPS et normaliser les élèves en rapport à une forme de surface progressivement déconnectée des savoirs. La nouvelle réforme du lycée professionnel comme celle du Bac, donne aux équipes locales la responsabilité de construire les épreuves du bac. Une logique dont les travaux en science de l’éducation ont montré qu’elle accentuait la ségrégation entre les établissements et les inégalités. À terme, les diplômes n’auront pas la même valeur et seront ainsi par la suite monnayés sur le marché du travail de manière inéquitable.
- La scolarisation de la France, dir. Jean-Pierre Terrail[↩]
- Annick Davisse, Dossier EPS n°31, 1996
L’école n’est pas faite pour les pauvres, Jean-Paul Delahaye, aux éditions bord de l’eau, 2022.2
L’évaluation , Lucie Mougenot, édition pour l’action revue EPS.
Didier Delignières et Christine Garsault Libres Propos sur l’Éducation Physique (Chapitre 5). Paris : Editions EPS, 2004.
https://didierdelignieresblog.files.wordpress.com/2021/02/une-pecc81dagogie-de-la-compecc81tence-en-ecc81ducation-physique-1.pdf
2. https://pedagogie.snepfsu.fr/2022/01/11/vous-avez-dit-roles-sociaux/
3. https://pedagogie.snepfsu.fr/2021/12/09/de-quoi-est-ce-le-symptome-en-eps/[↩]