Rencontre avec Sandrine Garcia, Maitre de conférences à l’IEP de Lyon. Elle est l’autrice de plusieurs ouvrages dont « Le goût de l’effort », « Enseignants, de la vocation aux désenchantements ».
Bruno Cremonesi : Dans votre ouvrage « Enseignants, de la vocation aux désenchantements », vous analysez les causes de la crise des vocations. Vous faites, référence à une forme de rationalisation gestionnaire qui a un impact sur le sens des pratiques professionnelles, pouvez-vous préciser votre idée ?
Sandrine Garcia : On a confié aux enseignants de nouvelles missions qui supposent un alourdissement (suivi des élèves à besoins particuliers, inclusion d’élèves en situation de handicap) sans alléger par ailleurs leur travail pour compenser l’ajout de ces nouvelles missions qui complexifient considérablement le travail. C’est une rationalisation au sens où on leur demande plus pour un même salaire. L’enjeu est bien de réaliser des objectifs (l’inclusion, l’individualisation, etc.), mais en restant dans le même cadre budgétaire. Il y a certes des accompagnements humains, mais qui correspondent à des emplois précaires et mal payés et non pas à des professionnels formés et qualifiés et ces accompagnements ne sont pas à la hauteur des besoins.
Cela a un effet sur les pratiques professionnelles car les enseignants doivent à la fois gérer une classe et les apprentissages (ce qui est le cœur de leur métier), tout en étant confrontés à des problèmes de comportements perturbateurs qui les conduisent souvent à « être sur le fil », c’est-à-dire dans des situations où tout peut déraper, certains élèves hurler, frapper ou s’en aller de la classe. Ils ne sont pas dans les conditions pour exercer sereinement leur travail car la gestion de la classe prend le pas sur le reste.
B. C. : Vous avez récemment dans un ouvrage « Enseignants : le grand déclassement ? » de Géraldine Farges & Igor Martinache, montré que le mode de gestion la différenciation pédagogique conduisait à rendre les enseignants responsables de l’échec scolaire parce « qu’ils seraient à la fois incapables de se saisir de la richesse que représenterait l’hétérogénéité des élèves et de mettre en œuvre une pédagogie différenciée. »
S. G. : La notion de différenciation a été « vendue » comme si elle représentait un moyen de lutter contre l’échec scolaire. L’idée qu’il suffisait de garder les mêmes objectifs mais simplement de changer les moyens est un leurre total. J’ai écrit un article à ce sujet dans la revue « Éducation et Socialisation 1 » qui montre que ce n’est pas du tout le cas.
En réalité, si on allège la charge de travail, on change les objectifs. Si on fait manipuler des étiquettes pour écrire un texte plutôt que de le faire rédiger, on change les objectifs. Si on fait des dictées à trous pendant que les autres font des dictées classiques, on change les objectifs, on change la nature de la tâche. Or, on a fait croire que différencier, c’est réduire les inégalités. Cela permet de dire que l’échec scolaire est lié à un manque de différenciation, mais celle-ci sert surtout à garder les élèves malgré leurs difficultés, donc à ne pas les traiter vraiment.
Les enseignants adhèrent d’ailleurs assez spontanément à cet idéal de différenciation, car elle permet ou semble permettre de les délester de la charge de mener tous les élèves au même endroit ou à peu près, alors même qu’ils n’ont pas les moyens de combattre l’échec scolaire. Or, ils sont désarmés face à cette difficulté et d’autant plus démunis que la seule proposition qu’on leur a fait, c’est précisément de différencier la pédagogie. Mais comment faire accéder des élèves culturellement, socialement éloignés de l’univers scolaire des savoirs exigeants, cela ne va pas de soi, cela suppose un capital de connaissances que nous n’avons pas ou qui est partiel.
Certes il existe la didactique, mais les enseignants ont du mal à faire le lien avec leurs conditions concrètes d’enseignement. On a aussi valorisé des pédagogies plus « invisibles » et peu compatibles avec un nombre d’élèves élevé par classe.
C’est aussi le piège du terme pédagogie de la réussite, qui évoque quelque chose de positif, alors qu’on met l’accent sur la réalisation d’une tâche réduite plutôt que sur un objectif commun.
Les groupes d’élèves faibles constitués dans le cadre de la réforme « chocs des savoirs » risquent fort d’être confrontés à cette baisse des exigences accompagnée d’une valorisation de leur réussite, qui va être gratifiante pour les enseignants enclins à mettre l’accent sur des réussites qui ne sont pas forcément assorties d’apprentissages réels.
- « Éducation et socialisation » : https://journals.openedition.org/edso/13911[↩]