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Qu’est ce que le culturalisme ?

EPS culturalisme

L’option culturaliste, c’est‐à‐dire ?

Difficile de résumer ce qui a mis une cinquantaine d’années à se construire, de façon plus ou moins explicite, et plus d’un siècle si l’on s’attache, hors EPS, à ce que représente le « culturalisme ». Je tiens d’emblée à préciser que la notion de « culturalisme » est très peu utilisé dans nos productions.

Si vous regardez « culturalisme » sur Wikipédia pour allez avoir des références qui pour une part ont influencé ce que l’on porte. Mais ça ne peut résumer nos « options » qui sont beaucoup plus complexes et intègrent différentes préoccupations, y compris politiques.

Mais je ne vais pas me soustraire à la commande, et je vais quand même tenter de répertorier rapidement ce que nous y mettons comme ingrédients.

Précaution d’usage, je voudrais d’abord dire que le travail que j’ai dû faire pour intervenir ici n’est pas abouti totalement, par manque de temps. Il est malgré tout assez rigoureux pour qu’il soit réfutable : si l’on trouve des faits qui contredisent ce que je vais essayer de démontrer alors il faudra que je reconsidère ou que je corrige mon propos. Donc il faut prendre ce que je dis avec prudence.

Par ailleurs il faut aussi savoir que, au SNEP comme au Centre EPS, on travaille toujours dans le cadre de collectifs. Or le travail dans un collectif, fut‐il organisé autour de mêmes valeurs, est autrement plus complexe que la description que l’on peut en faire et la synthèse est parfois problématique. Ce que je vous propose est donc une réflexion à discuter.

Pour éviter autant que possible ma propre subjectivité, je vais m’attacher dans cette intervention liminaire à rappeler certaines choses écrites, vérifiables par tout le monde : j’ai utilisé les bulletins nationaux du SNEP (article sur les questions pédagogiques et textes de congrès), les actes des différents colloques et les Contre Pied bien sûr comme matériau de base. Pour ce qui est de la méthode j’ai tenté d’appliquer dans le cadre du temps à ma disposition les recommandations de Bardin1 sur l’analyse de contenu (un premier survol des documents, hypothèse, recueil systématique, vérification hypothèse, etc.).

Je vais résumer rapidement tout cela, un peu comme une énigme à résoudre.

Enfin, par rapport à la journée, il aurait été sans doute plus intéressant d’avoir d’abord les ateliers de pratique, et ensuite ce type d’intervention qui aurait permis alors de remettre en perspectives les propositions concrètes, qui ne peuvent être conçues ni comme une déduction ni comme une application du « culturalisme ».

Des caricatures pas très glorieuses

Sans m’appesantir dessus, je voudrais malgré tout citer quelques phrases entendues ici ou là. Elles mettent en tension certains collègues et renvoient malheureusement les débats de conceptions à des discussions de bistrot :

  • Tout ce qui s’écarte du sport fédéral ne vous va pas : les culturalistes c’est la compétition
  • Vous êtes contre toute adaptation des règles sportives
  • Vous êtes contre le step
  • Vous être des culturalistes rétrogrades, tournés vers le passé alors qu’il y aurait des culturalistes progressistes, tournés vers l’avenir…
  • Etc.

Ces affirmations souffrent d’un défaut rédhibitoire : ceux qui les prononcent ne lisent pas ce que nous écrivons. Les débats de cette journée ont une autre ambition.

Plongeons‐nous dans le passé (récent) : apparition de la notion

Dans la production syndicale, si le terme culture est bien entendu abondamment utilisé, depuis les années 70, celui de « culturalisme » n’existe pas en tant que tel. Ça ne veut pas dire que ce qu’il recouvre n’est pas présent. J’ai fait un premier travail pour identifier le moment de l’apparition du terme « culturaliste ou culturalisme ».

C’est avec la naissance du Centre EPS et Société et la publication du premier ContrePied (mai 97) qu’il apparaît en tant que tel. « EPS et Société » est crée en 96, par le SNEP, avec comme but explicite d’être un centre d’étude et de réflexion sur EPS‐Sport‐société. Il semblait nécessaire, sans doute de mieux structurer les idées et démarches avancées par le syndicat et déclenchées par le travail sur les programmes depuis le début des années 90. En effet, cette période de construction des programmes en EPS a faire surgir ou resurgir des idées divergentes sur l’identité de l’EPS. C’est dans cet esprit que Paul Goirand, dans le numéro 1 de la revue Contre‐pied résume l’assise théorique, autour de trois références, pour identifier « l’option culturaliste » : le colloque de Genève en 96 (anniversaire mort de Piaget et Vygotski (l’humain c’est du social), Leontiev (l’homme et la culture : au cours des activités des hommes, leurs aptitudes, leurs connaissances, leurs savoir‐faire se cristallisent dans ses produit matériels, intellectuels, idéels… Apprendre consiste à déployer une activité pour s’approprier les objets légués d’une certaine façon par les générations précédentes). Enfin dernière référence, J. Bruner, qui en 96 écrit : l’éducation, entrée dans la culture. Ce livre a été le déclencheur véritable de l’option ainsi revendiquée, en démontrant dans son ouvrage la relation dialectique homme/culture : tandis que l’esprit crée la culture, la culture donne forme à l’esprit. Ce numéro 1, logiquement, interroge alors les références culturelles de l’EPS.

Dans le numéro 2, Paul Goirand toujours, réaffirme l’option culturaliste mais en refusant que celui‐ci soit considéré une école ou un courant de pensée, et défend une « problématisation ouverte », pour reprendre les termes de Jackie Marsenach, dans le cadre d’une confrontation théories/pratiques, non pour les opposer, mais pour les lier intimement (articles de Y Leziart et Y Clot dans ce n°2). Ainsi les 2 premiers numéros apportent une première réponse, qu’il faut interroger, sur le culturalisme, avec  une  double entrée : ce qu’il serait, à savoir une filiation principalement scientifique, et ce qu’il n’est pas, un courant de pensée. Mais ce même numéro, d’une certaine manière, contredit ce premier constat en élargissant les références d’une part et en s’appuyant sur le « projet culturel et social » énoncé par J. Rouyer en 1995 lors d’un congrès du SNEP qui donne à l’orientation proposée une assise politique (j’y reviendrai plus loin). Ce faisant le refus de se constituer en courant de pensée est un peu vain puisque P. Goirand présente un ensemble relativement cohérent d’idées. Mais cela va se complexifier au fil du temps.

Ancrage scientifique

La première approche présentant « l’option culturaliste » sur une assise théorique et scientifique, j’ai cherché quels étaient les auteurs cités, les références utilisées depuis une trentaine d’années dans notre littérature. Il apparaît que l’ancrage théorique se situe en fait dans une approche pluridisciplinaire dont je donne les références les plus caractéristiques :

  • Une filiation dans la psychologie sociale d’influence marxiste : Vygotski, Léontiev, Wallon puis Bruner (psycho cognitive) qui est véritablement le point de bascule à partir duquel l’option « culturaliste » s’affirme, et plus près de nous Rochex et Clot et plus largement les travaux du groupe ESCOL (Bonnery/Bautier, etc).
  • Une filiation dans la sociologie/Anthropologie/Histoire : Mauss, Elias, mais aussi Levy Strauss, Leroi‐ Gourhan (rapport à la technique notamment)… Dumazedier et plus près VIgarello.
  • Une filiation philosophique : Ulmann, B. Jeu, JM Serres récemment
  • Sur le plan proprement dit de l’EPS, deux lieux de bouillonnement font aussi référence : les stages M. Baquet d’une part malgré l’éclectisme des références scientifiques, et les travaux du groupe Spirale à Lyon, l’INRP et les recherche‐actions de l’époque, auxquels il faut ajouter les travaux d’universitaires comme Daniel Bouthier, Chantal Amade‐Escot…

Donc on voit que le « culturalisme » en tant que tel, n’est pas un « courant » au sens habituel du terme, car il agrège des idées et points de vue que l’on ne peut mettre sur le même plan (on pourrait même parler sur un plan strictement scientifique de patchwork entre la psychologie social ou culturelle et la sociologie d’Elias…).

Donc on voit que le « culturalisme » en tant que tel, n’est pas un « courant » au sens habituel du terme, car il agrège des idées et points de vue que l’on ne peut mettre sur le même plan…

Le bulletin national du SNEP ne fait aucun écho, ou très peu de ces multiples références, ce n’est pas dans la culture syndicale. C’est bien la création du Centre EPS et Société, proposé par Jacques Rouyer et acté au colloque de Creteil en 1996 qui déclenche un travail de structuration et d’approfondissement de notre orientation. Paul Goirand, dans la suite de son travail dans le groupe Spirales est un peu le « synthétiseur » de ce travail. Le groupe initial (Jacques Rouyer, Paul Goirand et moi‐même) se renforce rapidement après le succès du n°1 de la revue Contrepied. Le travail mené au sein du groupe est intrinsèquement lié à celui du SNEP qui fait lui aussi cherche à mieux préciser sa position fondamentale.

Cela aboutit à un texte de Congrès (2004) qui résume la position :

« L’Ecole, pour le S.N.E.P, est le lieu privilégié où se transmet une culture qui pour reprendre Jérôme Bruner, « nous procure les outils qui nous permettent d’organiser et de comprendre les mondes qui nous entourent en termes communicables ». Ouverte sur les cultures (ou, pour reprendre le travail de la FSU sur la culture des cultures) celle-ci doit récuser toute idée d’hégémonie, s’inscrire dans une visée critique et créative et s’éloigner de toutes tentations uniformisantes. C’est ainsi qu’elle peut espérer sortir positivement du « paradoxe scolaire » : si l’Ecole doit d’abord transmettre un patrimoine (des savoirs, des démarches, des normes et des valeurs), elle doit simultanément autoriser, organiser son éventuel contestation et son nécessaire dépassement.

Ce qui vaut par principe pour l’enseignement des mathématiques, des sciences expérimentales, des arts, du français, des langues étrangères, de la technologie doit valoir pour l’E.P.S. C’est d’une banalité extraordinaire mais cela va mieux en le disant. Cela ne résout en rien les interrogations relatives aux cultures de référence des enseignements scolaires, donc au sens de la culture scolaire. Positionner sans hésitation l’E.P.S, comme composante à part entière de la culture scolaire participe d’une ambition. La plupart des disciplines sont, elles aussi, confrontées à la nécessité de mieux définir, voire de redéfinir leurs cultures de référence et de mieux préciser les formes scolaires qu’elles doivent prendre. Pour le S.N.E.P., les

A.P.S.A. constituent un domaine culturel à part entière, un patrimoine à transmettre, des « œuvres » légitimes qu’il convient de faire passer aux générations montantes. Ces pratiques, « sédimentées » dans le temps, s’accompagnent de règlements, de codes formels ou non, d’usages, de lieux symboliques, d’objets, d’événements. Elles ont généré des techniques, des évolutions technologiques qui elles-mêmes ont transformé les pratiques. Tout cela s’accompagne de formes diverses de récits et de discours. Il s’agit d’une activité humaine originale, chargée de sens, d’imaginaire, gorgée de motifs d’agir, porteuse de valeurs et productrice de rapports sociaux. Sinon quelle signification aurait-elle ? »

Un projet beaucoup plus global

Lorsqu’on lit les contributions pédagogiques dans les bulletins nationaux ou les ContrePied, on s’aperçoit que ce qui concoure à identifier non pas le « culturalisme » qui est très peu utilisé comme terme (un peu dans la revue, référence quasiment inexistante dans les bulletins du SNEP), mais « l’approche culturelle » dépasse la référence scientifique.

La volonté de se différencier d’un courant pédagogique par exemple peut se lire ainsi : ce que représente l’approche culturelle concrètement est beaucoup plus que cela. Lorsqu’on décode les arguments avancés, on peut les identifier et les regrouper par catégories qui, outre l’assise scientifique, s’enrichit de 3 autres composantes :

  • Un point de vue sur l’Ecole et sa fonction en tant que service public
  • Un projet politique pour la réussite de tous (tous capables)et la réduction des inégalités
  • Un rapport militant avec la profession et un projet

Le premier renvoie à la fonction de l’école comme dernière grande institution, qui est en premier lieu de permettre l’appropriation d’abord (c’est nettement affiché dans le texte du congrès ci‐dessus), les éléments les plus significatifs de la production humaine, et les plus pertinents pour pouvoir soi‐même comprendre et agir dans le monde actuel. C’est un service public national de nous défendons contre toutes les tentatives, ou de déstructuration, ou de l’éloignement progressif du principe énoncé (notamment par l’adjonction au fil des ans et des politiques de missions périphériques qui prennent en volume de plus en plus d’espace), sachant que le travail d’identification de ces éléments « pertinents », dont J. Marsenach dit qu’ils doivent relever d’un certain niveau de complexité pour être intéressants à faire apprendre, est difficile et même provisoire, en tout cas situé dans un contexte donné.

Le second est un projet politique qui refuse de considérer les inégalités comme le moteur de toute société, ce que l’on veut ardemment nous faire croire, soit par arrogance, soit par défaitisme. Avec le corollaire inévitable : puisqu’il ya des inégalités, il faut s’y adapter, et adapter l’enseignement pour ces inégalités. Les plus énergiques affichent que c’est pour les combattre. La réalité est que non seulement on ne les combat pas, mais on les maintient dans une nouvelle forme de communautarisme qui n’est plus sur des bases uniquement ethniques ou religieuses, mais sur d’autres… C’est ainsi qu’on peu avoir une EPS pour les filles non sportives, une autre pour les sportifs, une pour les petits gros, etc. Or comme le dit Rochex : « Les cursus modulaires, la différenciation des exigences, ce sont toujours les plus démunis qui en sont victimes, quand ceux qui savent lire le système savent choisir les parcours qui ont de la valeur. Nous avons un débat à avoir sur le commun et la norme, condition de l’individuation ». Ce point de vue est l’héritage du plan Langevin‐Wallon.

De ces deux points, qu’il faudrait bien entendu développer, montrent me semble t‐il que « l’option culturaliste » est un projet politique, un projet culturel, un projet social… Ce sont les termes de J. Rouyer (Contrepied n°1) . Ce projet n’est pas un idéal inatteignable, il s’inscrit dans les tensions et contradictions du moment pour aboutir à des propositions provisoires et contextualisées (voir par ex le débat sur les programmes, le débat sur les compétences, le socle, le LPC etc.).

« l’option culturaliste » est un projet politique, un projet culturel, un projet social…

Une profession conceptrice et responsable

J’ai gardé le dernier « ingrédient » pour la fin car il est plus immédiatement perceptible. C’est le projet d’une profession conceptrice et responsable. Ce qui nous amène à une position qui démarque d’un point de vue assez en vogue actuellement en identifiant « des bonnes pratiques », en leur donnant le statut de modèle, et en engageant la profession à suivre ce modèle comme étant la solution, l’avenir de l’EPS etc.

Pour citer une nouvelle fois Rochex : « De mon point de vue, la démocratisation n’est pas soluble dans l’innovation. Celle‐ci ne relève pas que de la pédagogie « ordinaire », elle repose sur des logiques de mobilisation militante, organisée ou non ».

Or il nous parait important, pour lutter efficacement pour la réussite de tous, de partir de l’ordinaire de la classe et de l’enseignement. C’est la raison pour laquelle nous ne vous proposerons pas dans les ateliers de pratiques tout à l’heure, de modèle à suivre ou d’innovation tonitruante. Par contre nous essaierons de donner à réfléchir sur une possible mise en perspective « culturaliste » à partir de pratiques d’enseignement ordinaires. Dans ma bouche le mot ordinaire a une certaine noblesse, à l’heure ou la profession croule sous des prescriptions toujours plus fortes et où on ne lui demande que d’appliquer une EPS pensée par d’autres.

Au final, les chapitres que je viens d’aborder trop rapidement, scientifiques, institutionnels, politiques, professionnels forment alors un ensemble bien identifiable, bien que relatif et provisoire, un fil rouge original dans le concert des idées qui organisent le champ de l’EPS.

Par rapport à la présentation des ateliers qui vont suivre, comme je l’ai dit, il ne s’agit pas de présenter un modèle, ni un prêt à porter, mais le ciblage d’outils de réflexion concrets (rapport à la règle et aux pouvoirs d’agir, à la technique, à la démarche artistique), pour maitriser sa pratique dans notre logique « culturelle » qui donne sens à l’EPS. L’objectif est de faire entrer tout le monde dans « l’histoire qui se joue dans l’objet culturel ». L’APSA, comme les savoirs dans d’autres disciplines, sont des produits qui ont une histoire (cf travaux Lyon autour de Paul Goirand) et dont l’appropriation permet d’en comprendre les enjeux. Faire du HB en EPS, c’est faire toucher du doigt, dans son être total, les tensions qui traversent les règlements. Enfin, faire entrer tout le monde dans telle ou telle activité signifie faire des choix pédagogiques pour que ça soit effectivement possible (Rochex).

Les ateliers de pratiques doivent mettre ça en exergue pour vous proposer une réflexion théorico‐pratique à partir d’une situation ou d’un ensemble de situations. Il ne s’agit pas de chercher une pratique exceptionnelle, mais plutôt une pratique qui pose des problèmes pour discuter et réfléchir à : avec quel bagage, quel outils (donc quelle culture) l’élève sort du ou des cycles… quelle activité technique il a déployé, quels pouvoirs d’action à t‐il gagné ? Cela doit permettre de répondre à la question : c’est quoi s’y connaître en hand ball, en volley, en danse… (Voir la conférence de C. Orange cette après midi)

Notes :
  1. 1 Bardin, L. (2007) L’analyse de contenu. Paris : quadrige, Puf. []