Interview de Christian Laval, Professeur émérite de sociologie, Université Paris Nanterre, Institut de recherches de la FSU, par Fabrice Allain et Andjelko Svrdlin
Qu’implique le néolibéralisme dans le fonctionnement de l’État ?
On croit parfois que l’État néolibéral est un État minimal, non interventionniste, respectueux des libertés. On suppose que pour le néolibéralisme, État et marché sont des réalités antagoniques. L’erreur en la matière est lourde de conséquences notamment politiques. Elle empêche de comprendre la « dé-démocratisation » dans laquelle les sociétés sont engagées du fait de l’extension des politiques néolibérales à l’ensemble des sphères sociales. On peut montrer pourtant que le néolibéralisme n’est pas contre l’État en général, qu’il est même favorable à un « État fort » 1. En ce sens, il constitue un étatisme original, comme l’avait montré Pierre Bourdieu dès le début des années 90. Original parce que sa fonction consiste à faire pénétrer les contraintes globales dans le champ national en même temps qu’il façonne à son avantage, et à la mesure de ses moyens, le champ global. L’État néolibéral se redéfinit comme un agent de dénationalisation. L’État, qui s’est imposé historiquement comme l’autorité suprême sur un territoire national, a désormais pour tâche centrale d’implanter les normes du capital global dans le territoire national par toutes les mesures favorables au capital étranger, notamment en intégrant le droit international et/ou européen dans la législation. Le plus important n’est donc pas tant la soustraction ou la destruction du pouvoir de l’État que la production de nouvelles règles, lois ou décrets, qui intériorisent la norme globale en construisant un nouveau cadre institutionnel et normatif interne soumis aux impératifs du capital global.
Les intérêts des firmes capitalistes supposent un État qui utilise tous les instruments de la souveraineté pour les mettre au service des droits du capital. Et cela est plus vrai que jamais. Si l’État « protecteur » ne protège plus guère les salariats, mais les capitaux et leurs propriétaires volontiers nomades, si la sécurité qu’il assure est de moins en moins sociale et de plus en plus policière, ce n’est pas une raison pour en conclure que l’État souverain est mort.
Quels dangers cela implique-t-il dans le rôle et dans le fonctionnement de l’État ?
Il y a un rapport étroit entre cette fonction mondialisatrice de l’État et sa forme de plus en plus « entrepreneuriale ». L’État entrepreneurial a pour caractéristiques l’importation en son sein des logiques de l’entreprise privée, notamment par les dispositifs du New public management et cela, quel que soit le domaine de son intervention. Les administrations d’État tendent à obéir à un modèle d’entreprise, même lorsqu’elles ont en charge les « fonctions régaliennes » les plus classiques comme l’administration de la justice, les tâches de police ou la défense militaire. L’action sociale, éducative ou scientifique n’échappe évidemment pas non plus au modèle du management des entreprises et aux pratiques d’évaluation des performances individuelles. Avec l’État entrepreneurial, nous sommes aux antipodes de la figure de l’État social et éducateur qui était apparue dès la fin du xixe siècle. Il cherche à étendre jusque dans les rouages de l’État les logiques antidémocratiques du gouvernement du capital. Avec l’État entrepreneurial, on assiste au brouillage des frontières privé/public, à la fusion progressive des élites politico-administratives et des milieux d’affaires, à la privatisation du public et à la publicisation du privé quand il prétend rendre un service public. Cet étatisme d’un nouveau genre tend à s’affranchir de tout contrôle, notamment celui des citoyens. Si ce nouveau pouvoir échappe à tout contrôle, il veut par contre tout contrôler et cela sans considération des droits des individus, au nom des impératifs suprêmes et conjugués de l’État et des affaires. L’État néolibéral est de façon intrinsèque un État non démocratique, autoritaire et potentiellement violent à l’égard de tous ceux qui contesteraient le bien-fondé de l’ordre économique.
Quelles sont les transformations sociales vers lesquelles nous devons avancer ?
La question est énorme. Je dirais simplement ceci : la question est de savoir comment faire une société égalitaire, féministe et écologique. Il s’agit d’abord de comprendre sur quel terrain nous combattons et ce que cherche l’adversaire. Il faut bien comprendre pour s’en tenir au champ éducatif, que les néolibéraux savent ce qu’ils veulent, ils le disent et l’écrivent depuis trente ans. Ils veulent faire de l’éducation « une formation de capital humain », et ceci depuis la maternelle jusqu’à l’université. Ce qui suppose de leur point de vue de tout revoir, « management », pédagogie, programmes, etc. Ce projet rencontre évidemment des contradictions énormes. Comment « discipliner » la future main-d’œuvre, dans un contexte de ségrégation sociale très forte ? Comment maintenir « l’autorité de l’État » dans une société de concurrence généralisée et « d’individualisme possessif » ? Et ce ne sont pas les seules bien sûr.
Le second point est de ne pas se satisfaire d’une posture « résistancielle », mais d’aller au-delà, en menant des combats offensifs. C’est ce qu’avec Pierre Dardot nous avons fait dans Commun en visant la promotion universelle des « communs ». Et dans le domaine de l’école, avec Francis Vergne, dans notre livre Éducation démocratique, où nous énonçons des « propositions offensives ». En un mot, repenser complètement ce que veut dire « démocratie » et lutter pied à pied, dans tous les domaines, pour la démocratisation des services publics en rendant le contrôle aux usagers-citoyens et aux travailleurs. C’est déjà la tâche des syndicats, mais ils doivent aller plus loin, et s’allier à d’autres forces pour investir le champ entier de la société avec des revendications d’égalité sociale et de libertés collectives.
- Cf. Pierre Dardot, Haud Guéguen, Christian Laval et Pierre Sauvêtre, Le Choix de la guerre civile : Une autre histoire du néolibéralisme, Lux, 2021[↩]