Ce texte tente de faire le point sur un certain nombre de sujets qui touchent à l’école et à l’EPS. L’angle de vue consiste à prendre en compte le contexte, à tenter de mettre en évidence tensions et contradictions, continuités et ruptures. Concernant l’EPS, il rappelle que « l’utilité de l’EPS » repose sur sa responsabilité première de faire entrer chaque jeune dans la culture physique sportive et artistique pour être un véritable acteur de la vie sociale et notamment du sport.
Il s’agit d’une tentative de synthèse de la pensée syndicale (après avoir relu notamment les textes de congrès et certains documents publiés – projet culturel et social, réflexions sur l’école, la culture, les programmes EPS)
En résumé, on peut dire qu’à cet instant (et au‐delà des mots) l’idée de « démocratisation » a perdu du terrain. Trois logiques coexistent : une logique libérale qui organise les inégalités au profit des plus favorisés, une logique humanitaire qui organise simplement la volonté de « faire souffrir » le moins possible ceux qui sont en difficulté et une logique de transformation, que nous portons, très minoritaire et sans relais au niveau médiatique.
Dans ce contexte, quelles sont les voies de progrès pour l’EPS, quelle sont les capacités de résistance et d’action de la profession ?
Les besoins d’éducation sont de plus en plus camouflés par les politiques actuelles. Plus exactement, nous vivons une période inédite où les thèmes classiques, portés historiquement par les forces progressistes, comme la démocratisation, sont repris et affichés par tous les bords. Mais les mesures concrètes mises en œuvre tournent le dos à ces idéaux et les propositions faussement rassembleuses fleurissent, sans pour autant s’écarter des chemins tracés par le libéralisme. Autrement dit la société française, comme d’autres, est prise en étau entre un discours et des pratiques contradictoires. S’en suit une forme de défaitisme ou de renoncement qui plombe toute velléité de pensée un tant soit peu divergente.
A l’instar d’autres grands secteurs, l’éducation vit une récession sans précédent, embarquant avec elle, non seulement les conditions concrètes d’exercice de ses missions, mais également les idées et les projets.
A l’instar d’autres grands secteurs, l’éducation vit une récession sans précédent, embarquant avec elle, non seulement les conditions concrètes d’exercice de ses missions, mais également les idées et les projets.
Pourtant, jamais l’accès aux savoirs, aux pratiques sociales, à la culture au sens le plus général, n’a été aussi nécessaire pour que chacun puisse jouer un rôle dans la construction d’une société plus juste. Ce n’est pas non plus nié par le pouvoir. Mais la question posée est la suivante : l’école doit‐elle continuer à affirmer une véritable ambition pour toutes et tous ? Autrement dit, faut‐il avoir une école en phase avec le monde inégalitaire dans lequel elle vit, maintenant les décalages entre classes sociales dans l’accès au savoir et donc au pouvoir, ou ne faut‐il pas plutôt concevoir une école qui anticipe, démocratise et généralise l’accès au savoir ?
Loin de cet objectif nous constatons que des alliances semblent se nouer autour de l’idée que l’Ecole est arrivée au bout de son histoire démocratique. Les enfants des couches populaires sont avertis : pas d’avenir meilleur, le « pragmatisme » doit faire loi.
Mais pour garder une certaine cohérence avec le discours, il faut bien s’occuper de ces couches populaires, ou tout au moins en donner l’illusion. C’est la raison pour laquelle nous voyons apparaître des solutions annoncées comme révolutionnaires, qui ont comme fonction principale de maintenir la paix sociale : il faut faire miroiter, non plus l’accès à la connaissance à laquelle on a renoncé, mais l’accès au bonheur et au bien‐être. Il faut trouver une manière d’adoucir la violence sociale et la captation des richesses, dont les savoirs, par certains.
Cette logique est finalement, lorsqu’on enlève l’emballage, assez visible : d’une part une diminution du périmètre des connaissances, dont le socle commun est le phare, et de l’autre une multiplication de mesures, peu couteuses, dont la fonction est de tenter d’améliorer le cadre de vie des élèves. Et tant pis si ces mesures sont vouées à l’échec : le mal‐être n’est pas généré principalement par l’école mais bien par le système économique qui ne laisse aucune chance, à terme, aux plus défavorisés. De plus, on voit s’opérer une nouvelle naturalisation des inégalités. Des dons nous sommes passés aux talents ou aux compétences dont la caractéristique est de renvoyé l’échec à la personne et non au système. C’est le fondement de ce que l’on appelle « le mérite ».
La société, telle qu’elle est, pèse de tout son poids sur l’Ecole. D’une certaine manière elle la détermine. Le nier ne mène nulle part.
La société, telle qu’elle est, pèse de tout son poids sur l’Ecole. D’une certaine manière elle la détermine. Le nier ne mène nulle part.
Mais les choses sont pourtant plus contradictoires. Nous savons, par des faits vérifiés, que l’Ecole se défend, qu’elle a une capacité relative à contrarier, à combattre les déterminismes principalement sociaux et culturels qui la plombent. C’est dans cet espace de liberté, qui est bien sûr un espace de combat, que notre projet d’Ecole démocratique doit se développer. Au renoncement il faut opposer la farouche conviction que rien n’est définitivement gravé dans les dogmes libéraux, et c’est au cœur de cette contradiction scolaire qu’il revient aux enseignants d’EPS de faire vivre un projet ambitieux reposant sur trois piliers :
- Développer à l’école une EPS et un sport scolaire qui garantisse à toutes et tous l’acquisition d’une culture physique sportive et artistique de qualité
- contribuer à l’existence d’un sport humaniste et émancipateur,
- être des militants culturels et sociaux du XXIème siècle à partir d’un regard critique sur l’ordre social existant.
L’EPS et ses enseignants sont donc tout à la fois pris dans un système et en capacité de le (re)produire. Le présent, le quotidien est donc contradictoire à plus d’un titre. L’EPS est autant inscrite dans la politique qui la fait exister qu’elle est porteuse des changements à venir.
Partant de ces repères, l’EPS que nous défendons aujourd’hui doit poser les bases de celle de demain, en prenant en compte tout à la fois son projet social, au sens de ce qui fait société, c’est‐à‐dire la culture commune, et son projet Humain et individuel, au sens où chacun doit avoir droit à se développer à son meilleur niveau, c’est‐à‐dire pour une part s’émanciper. Ces deux aspects sont indissociables (et intimement liés.)
Culture commune
L’Ecole est le lieu privilégié où se transmet une culture qui pour reprendre Jérôme Bruner, « nous procure les outils qui nous permettent d’organiser et de comprendre les mondes qui nous entourent en termes communicables ». Ouverte sur les cultures, celle‐ci doit s’inscrire dans une visée critique et créative et s’éloigner de toutes tentations « uniformisantes ».
Les A.P.S.A. constituent un domaine culturel à part entière, un patrimoine à transmettre, des « œuvres » légitimes qu’il convient de faire passer aux générations montantes. Ces pratiques, « sédimentées » dans le temps, s’accompagnent de règlements, de codes formels ou non, d’usages, de lieux symboliques, d’objets, d’événements. Elles ont généré des techniques, des évolutions technologiques qui elles‐mêmes ont transformé les pratiques. Tout cela s’accompagne de formes diverses de récits et de discours. Il s’agit d’une activité humaine originale, chargée de sens, d’imaginaire, gorgée de motifs d’agir, porteuse de valeurs et productrice de rapports sociaux. Sinon quelle signification aurait‐elle ?
La réhabilitation de la culture vivante que sont les APSA s’impose. Dans cette hypothèse, il est impossible de réduire la culture des A.P.S.A. à la « motricité », voire encore à « des conduites motrices ». Profondément dualistes, ces représentations a‐culturelles de l’activité physique humaine de loisirs, « corporelle » sportive ou artistique, justifient des pédagogies qui se doivent alors d’ajouter à cette « motricité », peu noble et vide de sens, de « l’éducatif » qui justifie alors sa présence à l’école. Cet « éducatif » a pu prendre au cours de l’histoire différentes formes. Aujourd’hui par exemple c’est l’objectif de santé qui semble le plus dominant.
Ainsi ballotée au fil des modes, des représentations et des urgences politiques, l’EPS ne peut s’inscrire de façon pérenne dans l’histoire de l’éducation, contrairement aux mathématiques et aux sciences qui se valent par elles‐mêmes. L’EPS doit s’appuyer sur ce qu’elle apporte de façon spécifique et originale. Ce sont les défis et jeux que se sont lancés les Hommes pour se développer physiquement, de manière collective ou individuelle, qui constituent cette « matière » irremplaçable de la discipline.
Partant de là, l’École doit procéder dans un premier temps, sans a priori, à un inventaire rigoureux et exhaustif de ce « fond culturel ». Elle doit faire des choix au regard de ses exigences éducatives particulières et dégager des priorités (difficultés sur lesquelles elle butte en permanence). Cette opération devrait procéder d’une véritable concertation, transparente et démocratique.
Ainsi ballotée au fil des modes, des représentations et des urgences politiques, l’EPS ne peut s’inscrire de façon pérenne dans l’histoire de l’éducation, contrairement aux mathématiques et aux sciences qui se valent par elles‐mêmes.
Mais, dans le même temps, les formes de pratiques sociales que prennent les A.P.S.A. dans leur développement sont à interroger du point de vue de l’Ecole et de ses objectifs. Rien ne garantit qu’elles soient pertinentes pour l’éducation que l’Ecole promet. C’est dans cette problématique que l’hypothèse de forme scolaire de pratique des A.P.S.A. est validée.
Le développement du sujet au cœur du projet
le développement du sujet c’est la contribution du sujet à une histoire qui n’est pas que la sienne ! (Yves Clot CP n° 24). C’est tout le sens de l’entrée en culture.
L’EPS, souvent de façon caricaturale, à « stratifier » les différentes finalités et objectifs qui lui étaient assignés. Il est vrai que l’on peut observer dans les discours, encore aujourd’hui, des tentatives pour opposer « développementalisme », classiquement d’inspiration « naturaliste » au « culturalisme ». Mais il faut dépasser ces analyses qui renvoient à l’histoire et à une certaine période de l’évolution de la science.
Le développement de la personne renvoie à une vision complexe de l’Humain :
A partir de là le projet, rapporté à notre discipline et compte tenu de son « fond culturel », n’est pas de savoir si son identité est plus la santé, ou la citoyenneté… mais de participer efficacement au droit du sujet à se développer physiquement, sportivement et artistiquement.
De ce point de vue, la question de l’échec est à interroger.
Que dire de la réussite en E.P.S par rapport aux autres disciplines, à l’institution, aux parents d’élèves, aux élèves eux‐mêmes ? Comment décrire dans les programmes ce que l’on doit savoir à chaque étape de la scolarité en E.P.S. ? Comment le faire de façon rigoureuse et précise ? Combattre l’échec d’abord par la détermination de ce que doivent être les pouvoirs acquis et vérifiables des collégiens ou des lycéens cultivés doit être une véritable obsession qui ne peut se satisfaire de 2 dérives, différentes mais malheureusement complémentaires :
- Une écriture programmatique tellement générale que jamais la preuve de la réussite ou de l’échec ne pourra être apportée.
- Une vision unique et soi‐disant « experte » qui débouche sur « des bonnes pratiques » à faire appliquer à tout le monde. Si la première tendance a été en vogue dans les années 90, c’est la seconde qui fait office actuellement de politique de l’EPS. Disons‐le sans ambigüité : elle n’a aucune chance de corriger quoi que se soit pas rapport à l’échec, tout simplement parce qu’elle ne laisse aucune place, ni à l’élève, ni à l’enseignant. Le développement doit être rapporté au « triangle didactique » et la question de l’échec et de la réussite se situe au cœur d’un triple développement :
- Celui des savoirs qui se réorganisent continuellement grâce à l’activité humaine : pensée, technique, technologie…
- Celui de l’élève qui évolue en fonction du collectif dans lequel il interagit
- Celui de l’enseignant qui doit lui aussi se développer en améliorant sans cesse sa professionnalité.
On voit alors que « le développement », centre de gravité de l’école et donc de l’EPS, est une construction sociale, un système complexe qui ne peut se satisfaire de mesures simplistes, aussi intéressantes soient‐elles, comme l’aide au devoir par exemple.
En EPS, cela signifie donc a minima :
- De définir précisément ce qui doit être appris : quels savoirs doivent être en jeu à l’école dans le champ de la culture physique sportive et artistique.
- De sortir des définitions du développement qui l’associent, dans nos programmes, aux seules « ressources ». Par exemple les programmes collèges (2008) disent : « Le développement et la mobilisation des ressources individuelles favorisant l’enrichissement de la motricité ». Cette vision restrictive du développement aux seules ressources individuelles et à la seule « motricité », ignorant la question centrale de la place de la technique, n’est pas, en plus aujourd’hui, de nature à promouvoir un enseignement capable de lutter contre l’échec qui renvoie, non pas à la « motricité », mais à l’intelligence et à l’activité du sujet à se situer et agir dans la culture corporelle, pour ce qui est de notre responsabilité.
- De considérer l’enseignant comme un véritable concepteur, voire comme un créateur qui doit, s’appuyant sur sa pratique concrète, comprendre en permanence les obstacles à l’apprentissage, les erreurs et proposer des solutions pour ne laisser personne sur le bord de la route des savoirs.
La politique actuelle de l’EPS est selon nous disqualifiée. Devenue dogme et injonction permanente, elle est incapable de créer une dynamique de progrès.
La politique actuelle de l’EPS est selon nous disqualifiée. Devenue dogme et injonction permanente, elle est incapable de créer une dynamique de progrès. De ce fait, le risque est grand que, n’ayant plus cette dynamique qui l’a installée dans le système scolaire, elle se trouve fragilisée dans le contexte décrit plus haut et face aux tentatives qui ne manqueront de venir de chercher à faire encore des économies de postes et de moyens.
Deux directions de travail nous paraissent déterminantes pour l’avenir de la discipline. Ces deux directions relèvent de choix à faire qui, selon nous, renvoient à l’analyse concrète de la situation de rapports de force, et à la volonté de s’inscrire dans des perspectives de transformation sociale. La première direction concerne le rapport sport/EPS, et la seconde le regard sur l’enseignant, comme acteur central du système éducatif.
Comment dans les pratiques d’enseignement de l’EPS articuler construction sociale du sport et élaboration d’une culture scolaire ?
(titre d’un chapitre d’un article de Robert et Jackie dans Contrepied n°1)
Les pratiques dites « de référence », dont une grande part sont constitutives de la culture sportive, ne peuvent être de simples supports comme le discours officiel le répète à l’envi. La raison n’est pas idéologique. Elle renvoie à une double approche scientifique et sociale.
Scientifique d’abord. On peut affirmer sans trop
se tromper que les APSA sont des objets (la définition du mot objet est pris
ici au sens large philosophique : monde extérieur au sujet, environnement
social et culturel) historiquement construits avec des finalités et des
contextes différents. Ils ont en commun qu’ils se sont développés en dehors des
contraintes du travail. A ce titre, ils sont principalement inscrits dans une
activité de loisir dont Dumazedier en a répertorié les différentes
caractéristiques. Lors du forum international de 2005, nous nous sommes risqués
à une formule en disant que les APSA étaient représentatives de ce que produit
l’Homme lorsqu’il joue à se développer. L’ensemble de cette culture constitue
un vaste patrimoine, en perpétuelle évolution, qu’il convient, comme d’autres
(littéraire, scientifique, etc.) de transmettre aux jeunes générations pour
qu’ils n’aient pas à reconstruire ou réinventer ce qui a fait l’objet de
longues et lentes transformations au fil de l’histoire, notamment à travers le
processus de construction des règles qui organisent la rencontre entre les
hommes et les femmes qui pratiquent, et les techniques, des plus simples aux
plus raffinées, qui permettent de résoudre les problèmes, eux aussi des plus
simples aux plus complexes. Ce patrimoine représente, à un moment « t », la
mémoire de la culture physique sportive et artistique. Ce patrimoine est bien
entendu inscrit dans un contexte sociétal qui peut prendre plusieurs formes.
Aujourd’hui par exemple, le mouvement sportif, ou, pour parler encore plus
largement, le mouvement des pratiques corporelles finalisées par le «
développement du sujet », est modelé par la société dans laquelle nous vivons
et qui filtre l’activité humaine pour qu’elle s’intègre dans une
économie de marché, ce qui induit marchandisation, course au profit, etc. Toute
activité physique est aujourd’hui totalement incluse dans ce système
mondialisé. Mais cela ne pronostique en rien l’avenir.
Mieux, dans les pratiques d’aujourd’hui, et sous
l’effet de la créativité humaine qui cherche toujours à s’émanciper des
contraintes et des déterminismes, on peut repérer des pratiques porteuses de
transformations sociales. Il est par exemple assez intéressant d’observer que
le sport, dans certaines mesures, tente toujours de promouvoir une égalité et
une équité entre les participants, au prix de modifications réglementaires et
de luttes (contre le dopage, contre la tricherie,…) difficiles. Ceci à
l’opposé de la vie sociale.
Le moteur des transformations, ici comme ailleurs, reste l’activité des hommes et des femmes aux prises avec ces objets culturels. Les pratiques telles que nous les vivons au jour le jour, sont donc doublement sociales, comme l’a dit parfaitement Yves Clot lors d’un colloque du SNEP : d’une part par l’activité passée « déposée » dans les techniques, règlements, lieux de pratiques, technologie, organisation sociale… qui constituent l’APSA, et d’autre part par l’activité actuelle des acteurs du sport qui recomposent de façon plus ou moins importante cette même APSA, dans le sens et avec les buts qu’ils leur assignent, ici et maintenant.
Dire cela peut laisser penser que ce mouvement social n’intéresse pas l’Ecole. Mais ce serait oublier que l’Ecole, et donc l’EPS, participe de ce mouvement social. Pour une simple raison : à partir du moment où la société reconnaît ce domaine comme devant faire partie de l’éducation, ce sont, à un moment « t » toujours, 12 millions de jeunes qui pratiquent des APSA dans le cadre de l’EPS. A terme, puisque l’école est obligatoire, c’est donc la totalité d’une population qui aura pratiqué de nombreuses APSA et donc aura (si le travail est bien fait !) la capacité de devenir, ou pas, un acteur du mouvement de ces pratiques. Ne pas prendre en compte ce fait, comme potentialité transformatrice des APSA elles‐mêmes ne serait pas raisonnable, et confère à la formule qui considère les APSA comme de « simples supports » une vision totalement abstraite du monde.
On a souvent fantasmé sur la peur, en EPS, que le mouvement sportif prenne notre place. Mais au vu des chiffres, c’est absolument l’inverse qui devrait se passer : le mouvement sportif devrait avoir peur de perdre son pouvoir, si d’aventure les 30 000 enseignants d’EPS et les 12 millions d’élèves, se mettaient à s’occuper un peu du sport… Continuer à vouloir affirmer que les APSA ne sont que de simples supports constitue un abandon d’une forme de responsabilité sociale de l’EPS comme premier lieu (en temps et en nombre) de pratique des APSA. Que deviendrait le sport si vraiment, comme l’appelait de ses vœux Jacques Rouyer en 95, la profession prenait à bras‐le corps cette responsabilité de chercher à « changer le sport » ?
On a souvent fantasmé sur la peur, en EPS, que le mouvement sportif prenne notre place. Mais au vu des chiffres, c’est absolument l’inverse qui devrait se passer : le mouvement sportif devrait avoir peur de perdre son pouvoir, si d’aventure les 30 000 enseignants d’EPS et les 12 millions d’élèves, se mettaient à s’occuper un peu du sport…
C’est le projet que nous portons. Mais le dire ne
suffit pas. Encore faut‐il réfléchir ce faisant à ce que deviendrait la «
culture scolaire » dans ce domaine. C’est cet autre versant qu’il faut
maintenant considérer. Car la dynamique
de pensée impose de trouver où se situent les zones de cohérence entre ces deux
facettes de la culture sportive constituée par d’un côté par les
pratiques sociales et de l’autre par les pratiques scolaires, et comment
s’opère le passage de l’un à l’autre.
- premier paradoxe, le passage d’une culture basée, nous l’avons vu, sur l’engagement volontaire dégagé des contraintes (en particulier du travail) à une obligation (donc des contraintes) de pratiquer, et un but affiché d’apprentissage, lui aussi obligatoire. L’école est faite pour apprendre.
- Deuxième paradoxe, personne ne se soucie, dans la culture physique sportive et artistique, d’organiser en son sein une cohérence et une compréhension qui lui donne un sens global. Le pratiquant ne s’intéresse qu’à son propre développement. L’école doit choisir, sélectionner, organiser le champ des pratiques en savoirs ayant un sens collectif. Si le pratiquant sportif s’organise pour « soi », le pratiquant à l’Ecole pratique pour apprendre et pour s’inscrire dans ce qui doit faire « communauté » dans la jeunesse française. L’individu est considéré comme un citoyen en devenir, c’est à dire un futur acteur de la société. Le développement de la personne est donc compris d’abord comme la condition du développement collectif.
- L’organisation scolaire impose des transformations, en plus de l’obligation de s’inscrire dans un projet d’apprentissage explicite, par les conditions mêmes de sa propre organisation : lieux, temporalité, regroupements des jeunes, etc. De ce fait, non seulement certaines APSA ne peuvent entrer dans l’école parce qu’inadaptées aux conditions scolaires, mais celles qui peuvent y entrer doivent subir des transformations pour répondre au fonctionnement scolaire. La « distance » qui peut ainsi s’instaurer entre l’école et le hors école peut être source de problèmes mais aussi source de richesse. Historiquement, l’école a ainsi contribué à l’émergence y compris de nouvelles pratiques qui ont enrichi le patrimoine sportif. Ce n’est peut‐être plus le cas aujord’hui.
L’EPS doit, avant de chercher dans un autre monde des justifications sociales, clarifier à mieux jouer son rôle dans ce double mouvement culturel, de la société vers l’école et inversement. Répondre aux problématiques précédentes ne peut qu’enrichir et stabiliser la place de l’EPS comme discipline scolaire.
Mais c’est dans les pratiques d’enseignement, au quotidien, que les choses se font ou ne font pas. Autrement dit, ce sont les pratiques concrètes, en acte, qui in fine valident ou invalident toute tentative de réflexion aussi légitime et importante soit‐elle.
L’EPS doit, avant de chercher dans un autre monde des justifications sociales, clarifier à mieux jouer son rôle dans ce double mouvement culturel, de la société vers l’école et inversement.
Autrement dit encore, le maillon essentiel des transformations possibles est l’enseignant, grâce à un aller‐retour permanent entre théorie et pratique, entre objectifs et possibilités réelles d’action, entre volonté de transformation et évaluation des résultats.
L’enseignant est donc un acteur social de premier plan.
Une profession actrice de ses propres changements
Les réflexions que nous souhaitons mettre en débat, et le projet que nous portons, n’ont d’intérêt que si elles sont susceptibles à terme de déboucher sur un enseignement capable de répondre aux défis du moment, notamment dans la lutte contre l’échec et la ségrégation scolaire.
Contrairement à l’image et le rôle de l’instituteur, de l’enseignant comme figures sociales majeures, la tendance actuelle rend ce dernier progressivement « applicateur » de mesures, de pratiques, décidées par des « experts » au service des plus nantis. La raison est relativement simple dans le contexte des rapports sociaux d’aujourd’hui : le savoir, c’est un pouvoir considérable. Par conséquent, le contrôle minutieux de ce que doivent savoir les uns ou les autres est déterminant pour ceux qui détiennent ce pouvoir. On pourrait penser que cette tendance, appelée par certains la « prolétarisation » du métier d’enseignant, est le fruit d’une volonté de faire appliquer les réformes voulues par une classe politique. C’est évidemment en partie vrai. Mais le sens profond est la volonté de dépossession d’un pouvoir que l’enseignant n’exerce pourtant pas. Imaginons encore une fois que les enseignants d’EPS se donnent le projet de produire une alternative à la marchandisation du sport et plus généralement de l’ordre établi, ne disons pas qu’ils y arriveraient ipso facto, mais 30 000 enseignants face à 12 millions d’élèves, ils auraient tout au moins un pouvoir considérable. ?
Donc il est absolument nécessaire d’abord de les détourner d’un tel projet, et ensuite, au cas où ils l’auraient malgrè tout, de les empêcher de le mettre en œuvre.
C’est exactement ce que fait la politique actuelle de l’EPS, en orientant la dynamique professionnelle sur quelques leurres (penser par exemple qu’en s’investissant fortement sur des activités de formes, sur les compétences, sur la méthodologie… on va sauver l’EPS et placer l’élève « au centre »), et en la coinçant dans un système de surveillance permanent (inspection, validation des protocoles, notation, etc).
A l’inverse, nous pensons que l’enseignant doit lui‐même avoir le projet de son propre développement professionnel. Il ne s’agit pas de l’extraire des contraintes sociales et des missions qui lui sont assignées et qu’il a choisi de servir, en devenant fonctionnaire, mais de le laisser maitre d’œuvre de son activité.
Là encore le rappel de l’histoire peut être bénéfique. Cette liberté revendiquée ici a été l’objet d’un combat qui n’a de sens que dans la perspective d’une amélioration de la qualité de l’enseignement. A titre d’exemple, la bataille pour la formation, initiale et surtout continuée, des enseignants d’EPS, dont des leaders comme Robert Mérand ont contribué grandement à instituer, a été une bataille pour l’autonomie et la responsabilité de la profession dans sa quête d’un enseignement « performant ». C’est ce qui a d’ailleurs contribué fortement à la reconnaissance de l’EPS comme discipline fondamentale.
Cette dynamique s’essouffle, bien évidemment sous les coups de nos dirigeants, mais aussi, et peut‐être surtout, par le moindre investissement des enseignants pour peser sur les choix qui sont fait. Nous pensons que la profession doit se remobiliser sur trois fronts :
- L’élaboration et le partage d’un projet social
- la formation initiale et continue, et, au delà, la mise en œuvre de toute forme d’auto‐organisation qui se fixe comme but le développement du métier
- la remise au goût du jour de démarches qui n’existent plus et qui remettent en perspective :
- une approche que l’on qualifie de technologique dans le sens où il s’agit de mettre au cœur des allers‐retours permanents entre théorie et pratique comme moteurs du développement professionnelle
- la mise en place et la participation à des « innovations contrôlées » qui constituent une forme d’expérimentation en situation réelle, avec comme but explicite : une meilleure définition des savoirs à enseigner, un engagement pour la réussite de tous et les conditions à réunir pour qu’elle soit effective, la contribution de l’EPS à une rénovation des pratiques sportives pour tous.
Nos « fondements », rapidement rappelé dans ce texte tentent de rendre compte d’une pensée dialectique, une pensée qui prend en compte le contexte et les conditions concrètes d’exercice, une pensée qui prône l’auto‐ socio‐construction, l’autogestion, le travail collectif pour construire le « développement » professionnel, une pensée qui donne le primat à l’action, mais dans un aller‐retour permanent entre théorie et pratique.
Tout ça se discute évidemment.