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Pratique sociale de référence : Quésako ?

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Cela fait partie de ces notions qui sont largement utilisées dans la profession, dans les écrits des concours, mais dont on ne sait pas ou plus quelle en est la signification exacte ni quelle en est l’origine.

Elle a été créée et travaillée par Jean-Louis Martinand1 au début des années 80 pour compléter le travail mené par Yves Chevallard 2 sur le concept de « transposition didactique ». C’est donc une notion issue de la didactique universitaire. Ces didacticiens, avec d’autres (Guy Brousseau, Gérard Vergnaud, Hélène Romian…), ont fait partie des personnes ressources jusque dans les années 90 pour les colloques du SNEP (« Contenus et didactique », « Ce qui s’apprend »…).

Il est indéniable que leurs travaux ont permis d’aider à la structuration de la didactique naissante de l’EPS, dans le cadre de l’INRP et des STAPS (et par la suite surtout dans les IUFM; la recherche en STAPS délaissant progressivement le travail sur l’EPS).

La transposition didactique est, d’après Yves Chevallard, le cheminement du savoir vers le savoir enseignable. Yves Chevallard étant mathématicien, les exemples qu’il donnait partaient exclusivement des savoirs savants. Du choix de ces savoirs jusqu’à l’objet d’enseignement aux différents niveaux de scolarité, il y a une série de « transformations » que Yves Chevallard a appelé transposition. Mais Jean-Louis Martinand, lui, s’occupe des sciences appliquées, des techniques et plus tard de la discipline « technologie ». Il invente cette notion pour dire qu’à l’école on ne transpose pas que des savoirs mais aussi des pratiques.

Évidemment en EPS, on s’y retrouve puisqu’on parle des pratiques et la profession s’est massivement emparée de cette idée et du mot. Il existe des pratiques sportives et artistiques (plus toutes les autres qu’on ne sait pas vraiment nommer) dans le champ social, que l’on va transposer en milieu scolaire, là aussi, pour les rendre enseignables donc « apprenables » par les élèves dans le contexte de L’École : un groupe classe qui ne choisit pas l’activité, un cycle plus ou moins long, etc. On voit au passage que la notion actuelle de « forme de pratique scolaire » ou « forme scolaire de pratiques » qui en est la version institutionnelle n’a rien ni de nouveau, ni de révolutionnaire. Ce n’est que le produit d’une transposition didactique. Sauf si elle se détache complètement des pratiques sociales (quelles qu’elles soient) et partent d’un formalisme scolaire tel que Jean Le Boulch, par exemple, a pu le penser. C’est le fameux « développementalisme » que certains ont a pu opposer au culturalisme.

Donc, en EPS, on bricole3 les pratiques pour qu’elle rentre dans la « forme scolaire4 mais il y a un contresens sur le terme de « référence » en opposition de quoi le CEDREPS5 a pu parler de « révérence ».

Il existe des pratiques sportives et artistiques que l’on va transposer en milieu scolaire pour les rendre enseignables donc « apprenables »…

Pour en avoir le coeur net, voici ce qu’en dit Jean-Louis Martinand lui-même dans une interview 6 relativement récente :

« Poser la question de la référence, c’est d’abord se donner les moyens d’éviter la tendance permanente à l’autoréférence scolaire, qui peut d’ailleurs être irrémédiablement aggravée par les recherches en pédagogie ou en didactique : améliorer les résultats aux évaluations, ajuster les contenus et démarches dans ce but, et finalement ne plus se poser la question de la justification des contenus d’apprentissages. Généralement, ce sont toutes les composantes d’une pratique sociale qu’il faut alors prendre en compte. S’agissant du concept de pratique, à la fois poiesis et praxis, et pas des notions communes (« ma » pratique) ou à la mode (les « bonnes pratiques »), l’expression est redondante ; mais la redondance s’est avérée indispensable pour avoir une chance d’écarter ces interprétations triviales. Et rapidement, je me suis rendu compte qu’il fallait qualifier de « sociotechniques » plutôt que de « sociales » ces pratiques, car en leur coeur, il y a des « technicités sociales » caractéristiques : modes de penser propres, instrumentations spécifiques, rôles socio-techniques, spécialisations des compétences et des organisations. La mise en oeuvre du concept de pratique sociotechnique de référence pour les choix et constructions de contenus et d’activités curriculaires peut ainsi concerner tous les domaines, niveaux et ordres d’éducation et de formation, initiale ou continuée, scolaire et universitaire ou « populaire ».

Comment ce concept a-t-il été reçu ? A-t-il donné lieu à des controverses dans la communauté scientifique, la diffusion du concept n’a-t-elle pas conduit à une transformation du sens initial ?

Je crois que rarement un concept a été autant dénaturé sans même s’en rendre compte !

À cause des « savoirs de référence… » ?

Pas « à cause » : la plupart ont cru lire « savoirs de référence » mais aussi pris la relation de « référence » pour une relation d’identité. Or, le concept de référence visait à poser la question des écarts toujours présents entre ce qui se fait « à l’école » et ce qui se fait dans le monde « extérieur » du travail, de la famille, des loisirs ou le monde « juvénile » pour les spécifier et les contrôler, afin que les activités aient une signification hors de l’école. Le concept visait donc à inciter à la réflexion approfondie, du point de vue de l’orientation stratégique éducative aux écarts « subis » (tout ne peut être identique à l’école et dans le monde – ressources, tâches et problèmes, rapports sociaux…) et surtout aux écarts « nécessaires », toute éducation ou formation ne devant pas seulement s’inscrire dans l’ici et le maintenant du milieu environnant, mais s’ouvrir à l’ailleurs, au passé et au futur imaginable des pratiques socio-techniques prises comme références ; c’est particulièrement le cas des formations  technologiques, qui ont un devoir fondamental d’anticipation des changements technologiques et  organisationnels comme de leurs corrélats sociaux. En ce sens, les pratiques socio-techniques pouvant être prises comme références ne sont pas seulement des pratiques actuelles et analysées,  mais aussi des pratiques souhaitables, « virtuelles » et modélisées.

Du point de vue pédagogico-didactique, le concept vi- sait aussi à poser et étudier explicitement la question essentielle des rapports, divergents ou convergents, entre pratiques scolaires, pratiques familières aux « apprenants » et pratique socio-technique choisie comme référence. »

Il est nécessaire de lire et relire cet argumentaire pour comprendre qu’en EPS, en tout cas aujourd’hui, le registre des discussions autour de cette notion est beaucoup plus trivial et superficiel : il s’agit juste de se démarquer du « sport ». Et le point d’achoppement possible est simplement de savoir quelles pratiques on a ou pas le droit de cité en EPS. Ces dernières années, par exemple, on a vu se créer un courant fort pour l’introduction des activités de la forme. Mais où a existé le débat sérieux, rigoureux, contradictoire qui aurait été nécessaire pour in fine arriver à ce que la musculation soit l’activité reine au Bac ? Nous ne sommes même pas là dans le bricolage. Nous sommes dans une zone idéologique relativement pauvre. Est-ce qu’on considère qu’il y a à un moment « t » des savoirs, pratiques, etc. qui sont légitimes et d’autres non ? Si oui (ou non) pourquoi ? Quels critères ? C’est un point aveugle, un angle mort, appelons ça comme on veut.

Il faudrait reprendre tous les acquis théoriques et pratiques de ces 30 dernières années pour les revoir ou les relire à la lumière des besoins du présent. Le SNEP-FSU essaie, mais il faut avouer que pas grand monde nous répond.

Notes :
  1. Jean-Louis Martinand, chercheur en sciences de l’éducation.[]
  2. Yves Chevallard, didacticien des mathématiques[]
  3. Le terme n’est pas péjoratif. Il serait plutôt à prendre dans le sens que lui donne Levi-Strauss. Le bricolage se définit comme l’exploitation créative des ressources ou des matériaux existants.[]
  4. Guy Vincent. « L’éducation prisonnière de la forme scolaire ». PUL. 1994[]
  5. Le CEDREPS est un groupe ressource de l’AEEPS[]
  6. N° 166 > janvier 2018 revue « Économie et management »[]